Doit-on apprendre à devenir soi-même ? (Textes et commentaires)
Extrait du document
«
" Connais-toi toi-même " : cette inscription placée sur le fronton du temple de la pythie de Delphes est très
célèbre.
Cependant cette devise delphique, qu'on attribua à tort à Socrate, n'était pas un encouragement à une
connaissance psychologique de soi, mais un rappel à l'ordre.
Elle avait pour but de remémorer aux individus qu'ils
n'étaient que des mortels : elle invitait les voyageurs à la prise de conscience de leurs propres limites.
On oublie
d'ailleurs que cette exhortation, " Connais-toi toi-même ", était suivie de " ...et tu connaîtras les dieux.
"
Un individu disposant d'une connaissance parfaite de soi serait donc l'égal d'un dieu.
Pour les philosophes grecs, la
connaissance de soi-même est synonyme de sagesse.
Elle permettrait en effet à l'individu de prendre conscience de
ses propres limites, de se libérer de ses défauts, de développer ses qualités, et, en faisant abstraction de tout ce
qui dans le " je " n'est pas personnel, de prendre conscience de sa véritable identité et, au fond, de sa liberté.
La devise delphique laisse entendre que nous ne nous connaissons pas réellement, que la connaissance de soi n'est
pas une donnée immédiate de la conscience.
Elle nous invite donc à entreprendre une recherche, une descente
dans les profondeurs de notre intériorité pour trouver l'essence de notre être.
Or, cette recherche passe d'abord par
la découverte et l'affirmation de notre moi.
Cette affirmation est le fondement de la philosophie cartésienne en
même temps que celui de toute entreprise de recherche de sa propre identité.
Pour approfondir la connaissance que
nous avons de nous-mêmes, il faut donc se demander s'il est légitime de parler du soi par soi et quels en seraient les
moyens et les conditions.
La recherche de la connaissance de soi a une condition : le sentiment de notre être.
Descartes, dans son Discours
sur la méthode, prouve que l'affirmation " Je pense, donc je suis " (c'est à dire
le cogito, " premier principe " de la philosophie cartésienne) est " si ferme et si
assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques [ne
sont] pas capables de l'ébranler.
" En effet, il est possible de douter de tout,
même de l'existence effective de notre corps et du monde autour de nous,
sauf de l'existence de notre pensée, de notre je.
A partir du moment où nous
nous rendons compte de l'irréfutabilité de l'existence de notre pensée
indépendante, nous prenons conscience de notre " je.
" Il nous est permis
alors d'entamer la recherche de notre " moi ", c'est à dire de la nature de
notre propre identité.
Certains philosophes imaginent que nous avons à tout moment " la conscience
intime de notre moi " (Hume), que nous avons un sentiment invincible de la
connaissance de nous-mêmes que nous ne mettons que rarement en doute.
Cependant, avoir un sentiment immédiat de notre être, ce n'est pas avoir une
connaissance pleine et entière de soi.
Il arrive que nous nous surprenions
nous-mêmes, ou que nous passions par de graves crises de remise en
question.
Notre comportement, notre façon de penser varient suivant nos
expériences.
La connaissance de soi implique une recherche, et cette
recherche doit disposer de moyens adaptés à son but.
Nous sommes a priori les mieux placés pour nous connaître ; par
l'introspection, nous pouvons accéder à une certaine connaissance de nos
sentiments, de nos qualités et de nos défauts, de nos motivations et de nos
convictions.
Mais accède-t-on à un niveau particulier de la réalité mentale par l'introspection, ou cette méthode
tend-elle a susciter l'objet même auquel elle prétend accéder? Le paradoxe de l'introspection est que le sujet se
confond avec l'acte de s'observer lui-même.
De même l'introspection est normalisée par le langage.
Il n'en reste pas
moins que l'idée de "savoir " ce qu'on est soi-même soulève des difficultés de principe : en quel sens emploie-t-on "
savoir ", s'il s'agit d'intériorité ?
Il paraît difficile par ce moyen d'avoir une connaissance objective de nous-mêmes : la connaissance que nous
pouvons avoir de nous par l'introspection passe à travers le filtre de l'opinion que nous nous faisons de nous.
Ainsi,
nous pouvons être tentés d'exagérer, d'amoindrir ou de taire certains de nos défauts.
Dans son roman de sciencefiction La Révolution des Fourmis, Bernard Werber nous rappelle que " pour comprendre un système, il faut...
s'en
extraire.
" Or, il est impossible de " sortir de soi " ! Je suis à la fois le sujet et l'objet.
Le Je qui pense le moi en est
une émanation.
L'introspection ne peut, seule, mener à la connaissance de soi.
De plus, elle est presque impuissante
à juger nos actions sans prise de recul : le temps et l'expérience qu'il délivre permet parfois de porter un regard
réellement critique sur le " soi " que l'on était auparavant - mais elle ne peut permettre d'éviter les ennuis ayant
résulté d'une mauvaise action passée de notre part, elle permet tout au plus de prendre conscience de nos erreurs
passées.
Il apparaît donc clair que l'introspection ne peut suffire au philosophe recherchant son identité réelle.
Il lui est
indispensable de prendre en compte les réactions de l'Autre devant les manifestations dans le monde extérieur de sa
pensée, de ses sentiments.
Si possible, il devra faire directement appel au jugement de l'Autre.
Il lui sera ainsi
permis de prendre conscience de ce qu'il se cachait, de ce à quoi il n'avait pas pensé.
Il aura l'impression que la
vérité lui " saute aux yeux ", et il aura fait un grand pas dans la connaissance qu'il a de sa propre intériorité.
Cependant, ce deuxième moyen d'accéder à la connaissance de soi n'est pas parfait ; en effet, la vision que l'Autre
nous donne de nous-mêmes, si elle a le mérite d'être différente de la nôtre, n'est pas purement objective : son
jugement peut être déformé par l'amitié ou l'antipathie qu'il éprouve pour nous.
En outre, sa critique est
nécessairement incomplète, puisqu'elle ne peut s'appliquer que sur les traits de notre caractère que nous laissons.
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