Dissertation 7 Rien de trop
Publié le 19/01/2024
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«
Dissertation 7
Rien de trop
L’éthique ancienne était une éthique de la juste mesure : « rien de trop » pouvait-on
lire au fronton du temple de Delphes, là on l’on écoutait l’oracle.
Nous ne savons
plus guère ce qu’il faut entendre par là.
Le monde moderne est né sous le signe
d’un progrès sans limite.
La démesure est même le signe tangible de l’entrée dans ce
monde : par exemple, la plus haute tour de Dubaï qui dépasse les huit cents mètres…
et d’autres sont annoncées qui devraient dépasser les mille mètres.
Les énormes paquebots de croisière qui viennent faire un petit tour dans la lagune de Venise écrasent la
ville des doges.
Le capitalisme a conquis la Terre entière, ne laissant pas une parcelle
qui puisse échapper à sa loi et toutes les limites doivent être abolies.
Sous le règne de
l’accélération, la circulation doit se faire sans temps de circulation – trains à grande
vitesse, avions, transmission électronique des messages, « trading » haute fréquence.
Abolir l’espace en abolissant le temps, tel est l’entreprise démesurée que nos sociétés
semblent vouloir achever.
Quand nous sommes effrayés par les abîmes dans lesquels cette démesure semble
nous entraîner, nous espérons qu’un retour à la juste mesure nous sauvera.
« Trop,
c’est trop ! », « retrouvons la juste mesure », « ne nous laissons entraîner dans le gigantisme », « ménageons nos ressources pratiquons le développement durable ».
La liste
serait interminable de nos bonnes intentions.
La difficulté réside dans le fait que nous
ne savons pas où commence le « trop » et chacun semble avoir son idée de la bonne
mesure – l’homme est la mesure de toutes choses, disait Protagoras.
[1]
Rien de trop, c’est trouver la juste mesure qui s’oppose, pour un Grec, à la démesure,
à l’hubris.
Cette juste mesure est aussi plus simplement la mesure qui convient : la grandeur d’un produit vendu dont le vendeur a donné la juste mesure et a donc respecté
les lois de la transaction commerciale honnête.
Elle est ce qui respecte les proportions :
la juste mesure d’un vêtement est celle qui convient exactement à la personne qui le
porte.
Dans l’ordre de la vie morale, la juste mesure définit ce qui respecte un certain
ordre, ce qui n’est point démesuré moralement.
Elle est ce qui s’oppose aux excès et
respecte les proportions.
La justice humaine est vraiment juste quand elle respecte
cette juste mesure et proportionne les peines aux délits, les récompenses aux mérites.
Ni trop de sévérité, ni trop d’indulgence.
Rien de trop, c’est être exact, tant l’exactitude mathématique que la rectitude morale.
L’expression « juste mesure » souligne ce double sens, ni trop, ni pas assez, juste
ce qu’il faut : le géomètre déroulant sa chaîne d’arpenteur, le marchand débitant
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Dissert at ion
ses marchandises, le juge rendant la justice, le technicien réglant sa machine, tous
partagent ce souci de la « juste mesure ».
[2]
Si l’homme est un animal politique, l’organisation sociale a originellement à voir avec
la mesure.
Les règles de l’échange s’instituent par la mesure ; la propriété de la terre
suppose la géométrie, l’organisation du pouvoir est nombre, nombre des soldats,
montant des impôts, détermination des limites territoriale.
L’idée de justice dans la
société s’identifie pratiquement avec la détermination rationnelle de ces mesures, la
juste mesure étant celle qui donne à chacun son dû.
Il s’agit là de choses que nous
savons tous pratiquement spontanément.
Quoi de plus naturel que cette protestation de l’enfant envers cet autre enfant qui a plus que lui ? La juste mesure n’est donc
que la mesure qui suppose tout à la fois la connaissance des limites et une certaine
égalité.
Avoir trop, c’est tomber dans la « pléonexie », ce mal social condamné par
Platon et Aristote.
La justice peut-elle se résumer à la transposition de la mesure dans l’ordre éthique
humain ? L’analogie ou la communauté essentielle de la mesure et de la justice suppose
qu’on puisse juger les rapports humains, les actions humaines à l’aide de nombres.
Et c’est bien ainsi que le concevait les Grecs, chez qui l’analogie entre la géométrie
et la justice est constamment mise en œuvre.
Ainsi, procède Aristote quand, dans l’Éthique à Nicomaque, il pose l’égalité fondamentale de l’échange sous la forme même à laquelle elle sera transmise à l’économie
politique classique.
Mais à cet échange basé sur l’égalité s’oppose l’enrichissement,
la chrématistique, dont le prêt avec intérêt est la forme classique.
Aristote condamne
la chrématistique comme non-naturelle et contraire à la justice — pour Aristote, le
prêt avec intérêt est « odieux ».
L’argent ne doit pas pouvoir engendrer l’argent, car
l’argent est seulement mesure d’autre chose, d’une substance, dont, d’ailleurs, Aristote
n’élucide pas le concept.
« Quoi de plus odieux surtout, que le trafic de l’argent qui
consiste à donner pour avoir plus et par là détourne la monnaie de sa destination
primitive ? » (Politiques, Livre I)
[3]
Dans l’organisation sociale et politique, le « juste milieu » est un système de compromis
qui « fait la part des choses » et refuse donc d’accorder un caractère absolu à quelque
valeur que soit.
La politique d’Aristote est fondée sur un principe de compensation qui
donne une application concrète de ce juste milieu.
Si on a un système oligarchique,
il faut le compenser par des mesures démocratiques et inversement.
Si une faction
domine le pouvoir, il faut donner les offices et les emplois à l’autre, etc.
Rien de trop,
cette maxime vaut aussi pour le pouvoir politique.
Le « juste milieu » n’est pas donné ;
il faut le construire comme on équilibre une balance.
La juste mesure....
»
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