Dignité et destinée de l'homme ?
Extrait du document
«
Destin
Du latin destinare, « fixer, assujettir ».
Enchaînement d'événements tels qu'ils seraient fixés irrévocablement à
l'avance, quoi que nous fassions.
Mais si la critique du matérialisme nous conduit à affirmer la nécessité d'un humanisme, il reste à interpréter cet
humanisme, à en préciser la signification métaphysique.
Croire à la dignité de l'homme, en effet, n'implique pas
nécessairement que l'on accorde à l'homme une destinée.
Tout un courant de l'humanisme contemporain, issu de Nietzsche, proclame en effet l'absurdité de l'homme et sa
«déréliction », c'est-à-dire sa solitude dans un monde où « Dieu est mort».
Croire à la destinée de l'homme, c'est au
contraire le situer dans un ensemble, dans un «englobant», comme dit Jaspers, où l'aventure humaine reçoit une
signification, où l'homme n'est plus abandonné, ce qui implique une théologie (par exemple dans la perspective
chrétienne) ou tout au moins une philosophie de l'histoire (comme chez les marxistes) qui n'est peut-être qu'une
forme dissimulée de théologie.
1° Chez Nietzsche et ses successeurs «existentialistes» athées, par exemple
Sartre, Camus, Malraux, la dignité de l'homme est affirmée concurremment
avec la «mort de Dieu », le refus d'une «destinée» préparée d'avance.
L'athéisme contemporain, écrit très justement Borne, «cherche dans la
négation de Dieu une affirmation totale de l'homme».
On connaît les proclamations éclatantes de Nietzsche : «Hommes supérieurs,
ce Dieu a été votre plus grand danger.
Vous n'êtes ressuscités que depuis
qu'il gît dans la tombe.
C'est maintenant seulement que vient le grand midi.
A
présent l'homme supérieur devient maître.
Maintenant seulement la montagne
de l'avenir humain va enfanter.
Dieu est mort : maintenant nous voulons que
le surhomme vive.» Chez Sartre, il en est de même : la liberté humaine exige
la mort de Dieu, c'est l'homme lui-même qui assumant héroïquement sa
«déréliction» se divinise.
L'homme n'a pas d'« essence», pas de nature.
Il crée
lui-même son idéal comme il invente ses actes.
Sa responsabilité est totale.
C'est de lui-même et de lui seul qu'il tire les valeurs qui donneront à sa vie le
sens que la mort de Dieu lui avait ôté.
Mais peut-on librement «inventer» un
sens de la vie? L'existentialisme ne justifie-t-il pas ainsi n'importe quoi? En fait
les oeuvres et les «engagements» de Sartre nous montrent que les «valeurs
inventées» sont les valeurs traditionnelles de l'humanisme : idéal de justice,
construction d'une société où tous les hommes seraient plus heureux.
Mais la
poursuite de ces valeurs dans un monde absurde, indifférent et «qui aurait
très bien pu se passer de l'homme», prend un visage tragique qui apparaît
aussi dans les oeuvres de Malraux et de Camus.
Malraux nous propose une vision fort pessimiste du monde : dans
ses romans, guerres, persécutions, tortures, — et partout l'angoisse de la mort inscrite à l'horizon —, dessinent la
toile de fond de la philosophie de l'absurde.
Le cosmos ne paraît proposer à l'homme aucune destinée déchiffrable.
Mais ce n'est pas une raison pour renoncer à l'action.
Il est remarquable que le roman de Malraux qui raconte la
défaite des Républicains espagnols s'appelle L'Espoir.
Pourquoi l'action? Parce qu'elle exprime, malgré tout, la liberté
de l'homme.
C'est ce témoignage de révolte et de liberté qui fait le prix de la Révolution, et non pas une quelconque
finalité politique.
Ainsi l'acte révolutionnaire est apprécié en tant que geste plutôt qu'en fonction de ses résultats.
L'humanisme de Malraux, — réponse à l'absurdité de la condition humaine — ne peut être qu'un humanisme
esthétique.
Aussi bien le témoignage essentiel de la liberté humaine est-il, pour l'auteur des Voix du Silence, l'oeuvre
d'art elle-même.
Le peintre, le sculpteur, en donnant à ses émotions, à ses épreuves, au poids de l'univers qu'il subit
comme les autres, la forme de l'harmonie et de la beauté, imprime la marque de l'homme libre sur l'univers aveugle.
«L'art est un anti-destin.» C'est, dans un monde déchu de son sens, après la débâcle des métaphysiques, la seule
«monnaie de l'absolu» qui nous reste.
2° D'autres humanistes cependant accordent à l'action humaine une finalité et un espoir d'efficacité objective :
nous voulons parler des marxistes.
Certes ici encore, comme chez Nietzsche et sa postérité existentialiste, «c'est la
négation de Dieu qui pose l'existence de l'homme» car, selon Marx, «l'homme ne peut être son propre maître que
lorsque c'est à lui-même qu'il doit son existence ».
Précurseur de Marx, Feuerbach disait déjà qu'on ne donne à
l'homme que ce qu'on enlève à Dieu.
Mais l'homme marxiste n'est pas pour autant identifié à une liberté gratuite
faisant jaillir des actes inutiles dans un monde absurde.
C'est un homme qui a une nature, des besoins, des
exigences à satisfaire.
Ici l'homme rêve d'un ordre humain susceptible de satisfaire sa raison, son coeur, et ses
instincts.
Ce rêve de justice et de bonheur n'est d'abord, en effet, qu'un rêve et l'homme se trouve «aliéné» dans
une nature hostile et une société mal organisée où l'existence de la propriété privée des moyens de production et
les distinctions de classes sociales font régner des formes successives (esclavage antique, servage féodal,
condition prolétarienne) d'exploitation de l'homme par l'homme.
Mais la science et la technique permettent à l'homme
de triompher de ces obstacles et d'exorciser l'aliénation en s'accomplissant lui-même dans sa plénitude.
Car l'homme
ne sera vraiment lui-même qu'au terme d'une longue histoire, après la révolution qui se propose d'instaurer la «
société sans classe».
L'homme vraiment homme, maître de la nature par sa technique, citoyen heureux d'une
société juste, apparaîtra comme le produit du travail humain à travers les péripéties de l'histoire.
L'homme se crée
littéralement lui-même par la médiation de ses techniques au cours de l'histoire.
La philosophie marxiste, héritière du
rationalisme prométhéen, semble délibérément antimystique puisqu'elle substitue à l'attitude d'adoration (mon Dieu
que ta volonté soit faite !) le culte du travail.
Il ne s'agit plus de contempler dans une attitude de piété confiante,.
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