Diderot: La vérité existe-t-elle ou faut-il l'inventer ?
Extrait du document
«
Texte :
Réfléchissez un moment sur ce qu'on appelle au théâtre être vrai.
Est-ce y montrer les choses comme elles sont en
nature ? Aucunement.
Le vrai en ce sens ne serait que le commun.
Qu'est-ce donc que le vrai de la scène ? C'est la
conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé
par le poète, et souvent exagéré par le comédien.
Voilà le merveilleux.
Ce modèle n'influe pas seulement sur le ton ; il
modifie jusqu'à la démarche, jusqu'au maintien.
De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux
personnages si différents, qu'on a peine à les reconnaître [...] Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse,
pleure et ne vous touche point : il y a pis, c'est qu'un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c'est qu'un accent qui
lui est propre dissone à votre oreille et vous blesse ; c'est qu'un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur
ignoble et maussade ; c'est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l'artiste sans
goût copie servilement, mais que le grand artiste évite.
Nous voulons qu'au plus fort des tourments l'homme garde le
caractère d'homme, la dignité de son espèce.
Quel est l'effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la
tempérer.
Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le
gladiateur ancien, au milieu de l'arène, aux applaudissements du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude
élégante et pittoresque [...].
Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le
gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer un autre mort pour nous
plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l'action dénuée de tout apprêt serait mesquine et
contrasterait avec la poésie du reste.
Ce n'est pas que la pure nature n'ait ses moments sublimes ; mais je pense que
s'il est quelqu'un sûr de saisir et de conserver leur sublimité, c'est celui qui les aura pressentis d'imagination ou de
génie, et qui les rendra de sang-froid.
Introduction :
Cet extrait issu du Paradoxe du Comédien de Diderot nous interroge sur la valeur du vrai au théâtre c’est-àdire sur son éloignement par rapport au vrai de la nature.
Dès lors c’est toute la valeur de l’imitation et de l’héritage
aristotélicien qui est remis en jeu par Diderot.
En effet, la thèse centrale de ce passage est bien de montrer que
l’imitation de la nature ne saurait convenir au théâtre.
Il s’agit donc pas pour le comédien d’être naturel.
Ainsi le texte
s’articule logiquement en trois moments : la distinction du vrai de la scène et de la nature (1 ère partie : du début de
l’extrait à « qu'on a peine à les reconnaître »), le risque du naturel (2nd partie : de « Une femme malheureuse, et
vraiment malheureuse » à « De distraire de la douleur et de la tempérer ») ; enfin la mise en exergue du faux (3ème
partie : de « Nous voulons que cette femme tombe avec décence » à la fin du texte).
C’est suivant ces trois moments
que nous entendons rendre compte du texte.
I – Le vrai de la scène
a) D’emblée Diderot introduit la notion fondamentale que l’ensemble du texte va discuter à savoir celle de vérité.
En
effet, le vrai ici se conçoit dans une situation particulière, dans celle du théâtre, c’est-à-dire dans un monde qui est
déjà le faux, l’illusion et l’effet du travail.
Dans ce cas, on peut déjà noter toute la distance qu’il y a avec la
conception classique du vrai si l’on peut dire c’est-à-dire du vrai signe de la connaissance.
Le vrai a ainsi rapport avec
la réalité or le théâtre n’est justement pas la réalité.
Le personnage ne meurt pas sur scène c’est pourquoi Diderot
commence par cette interrogation sur le rapport entre la nature et le théâtre.
La question est plus essentiellement de
savoir si le théâtre et l’acteur pour faire vrai doivent imiter la nature ou non.
On ne le perçoit peut-être pas
directement, mais ici il s’attaque d’une attaque en règle et d’une critique contre la conception aristotélicienne du
théâtre ou du moins de la tragédie comme elle peut se faire voir dans la Poétique.
En effet, selon Aristote, l’artiste est
un imitateur et ma mimésis est essentiel dans son rôle de cathartique.
b) Mais force est de constater que Diderot refuse une telle conception et c’est bien cette redéfinition de la valeur du
théâtre et de la place de l’imitation qui constitue le cœur du texte.
En effet, le vrai du théâtre n’est pas le vrai de la
nature.
Il ne peut pas y avoir de comparaison parce que les situations ne sont pas identiques.
Le vrai de la scène,
c’est-à-dire ce qui montrer sur les planches du théâtre ne peut avoir de commune mesure avec la nature dans la
réalité même.
Dans la nature, le réel c’est ce qui correspond effectivement à la situation ou à l’ensemble des données,
ce qui est effectif.
Or le théâtre n’est pas cela.
Il est un jeu et le jeu n’est de toute façon pas la réalité.
Dès lors le
concept de vrai applicable à la nature ne l’est plus pour le théâtre.
In fine, ce que nous propose Diderot ici c’est un
changement de paradigme.
c) En effet, le vrai de la scène c’est le rapport avec la fiction que nous propose la scène.
D’une certaine manière, on
peut dire que le vrai ici est l’adéquation avec la fausseté ambiante.
Le spectateur peut certes se laisser prendre au jeu
mais cela est interdit à l’acteur qui ne cesse d’être double sur scène.
Il est lui-même et le personnage qu’il incarne.
Cette sorte de schizophrénie est nécessaire au bon travail de l’acteur.
Le vrai ne se mesure dont pas à la l’imitation
mais dans son rapport avec l’idéal c’est-à-dire la visée du dramaturge ou encore avec le geste qu’esquisse le
comédien.
Sa parole et son mouvement doivent faire vrai tout en étant faux puisqu’en représentation.
C’est pour cela
que le geste est « exagéré ».
L’exagération est bien le signe d’un ajout par rapport à ce que l’on trouverait dans la
quotidienneté.
Il s’agit de faire plus pour faire comprendre ce qui se passe alors que dans la nature, on ne surjoue pas.
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