Désirons-nous tous la meme chose ?
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«
Introduction
Le bonheur est désirable, montrait Aristote, suprêmement désirable, et c'est ce qui le définit : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et
tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble.
Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes choses tendent » (A ristote, première phrase
de l'Ethique à Nicomaque ).
M ais qu'est-ce que le désir ? Platon, dans Le Banquet, avait déjà répondu.
Le désir est manque : « C elui qui désire, désire une
chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas.
» C omment désirer être grand ou fort quand on l'est déjà ? Tout au plus peut-on désirer être
plus grand ou plus fort – ce qui n'est pas.
On objectera qu'on peut, étant en bonne santé, désirer la santé, étant riche, désirer la richesse.
M ais P laton
répond qu'on veut alors « jouir de ces biens pour l'avenir aussi » : on désire, non la santé ou la richesse qu'on a, mais leur continuation, que l'on n'a pas.
Tout désir, par conséquent, est d'absence : « Ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour » (Le Banquet,
200a-e).
A insi, à défaut d'énumérer une quantité indéfinie d'objets vers lesquels le désir de l'homme tend sans cesse, il s'avère que le manque est la
marque originaire du désir humain.
C omment rapporter dès lors le désir avec ce qu'il recherche, à savoir la satisfaction personnelle, le bonheur, quand la
souffrance de la perpétuelle insuffisance est toujours déjà là ?
I.
Quel rapport avec le bonheur ?
a.
P arce que le désir est manque, et dans la mesure où il est manque, le bonheur, nécessairement, est manqué.
C 'est pourquoi Calliclès, quoi qu'il en dise,
ne sera jamais heureux (Gorgias, 4 9 1 sq.), ni personne dans c e monde.
C alliclès en effet préconise une satisfaction immédiate des désirs.
I l est
représentatif du thème de l'insatiabilité des désirs, l'homme doit pouvoir satisfaire ses désirs en toute impunité et sans entraves.
V oilà pour C alliclès le
devoir d'un homme vertueux.
Le bonheur, pour Platon, est d'outre-tombe et suppose qu'on fuit, dès ici-bas, de ce monde dans l'autre.
Dès lors, si le désir
est manque, je manque toujours de ce que je désire (or le manque est une souffrance), et je ne désire jamais ce que j'ai (puisque le désir est manque).
Tantôt, donc, je désire ce que je n'ai pas, et j'en souffre ; tantôt j'ai ce que dès lors je ne désire plus.
O n désire ce qu'on n'a pas, donc on ne désire plus ce
qu'on a – qu'on désirera à nouveau si on le perd.
Souffrance du manque, indifférence de la possession, horreur du deuil...
La vue ferait le bonheur de l'aveugle
(puisqu'elle lui manque), mais échoue à faire le nôtre (puisque nous voyons).
Et la mort ou la fuite d'un être cher, lui rendant soudain son urgence et son prix,
semble briser un bonheur que sa présence pourtant était incapable de donner...
Le piège est terrible où nous sommes enfermés : la vue ne pourrait rendre
heureux (pour combien de temps ?) que des aveugles, et l'amour, comme passion, que des amants malheureux.
C omment désirer ce qu'on a ? C omment ne
pas souffrir de ce qui manque ? Il n'y a pas d'amour heureux, ni de bonheur sans amour : il n'y aurait alors pas de bonheur du tout.
b.
Le désir serait en son fond, désir d'éternité.
Le corps, par principe voué à la mort (périssable), ne peut permettre à l'homme de s'épanouir vers l'absolu.
C omme l'indiquait déjà cette formule de Pythagore, que Platon reprendra à son compte : « le corps est le tombeau de l'âme ».
A ussi, le véritable bonheur, le
savoir absolu, l'immortalité de l'âme, sont un unique désir (celui de la vérité) qui incombe à la recherche philosophique, à la perfection de l'âme.
Le corps
ainsi est un frein pour l'âme dans sa quête d'absolu : « A ussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera pétrie avec cette chose
mauvaise, jamais nous ne possèderons en suffisance l'objet de notre désir » (Phédon, 66b-66 e).
Le corps est donc, comme l'indique Platon dans ce texte,
une cause majeure dans le ralentissement vers la sagesse, puisqu'il s'attache trop souvent aux biens terrestres, ou inessentiels.
Il faut savoir tirer son âme
vers le haut, aspirer aux modèles de toute vertu, de toute vérité, à savoir les Idées.
C ar il y a deux mondes chez Platon, le monde sensible, celui des
représentations erronées et vulgaires, et le monde intelligible, ou monde des Idées, incarnation divine de la perfection.
Et le véritable amour (qui ressort
d'un détachement de l'âme par rapport au corps), celui qui transporte l'âme vers les biens les plus éternels, nourrira par l'enthousiasme qu'il entraîne le
désir le plus important, le désir de vérité.
II.
De la souffrance que reflète le désir
a.
Schopenhauer a dit ici l'essentiel à ce sujet.
L'homme est désir, et le désir est manque.
C 'est pourquoi, pour
Schopenhauer comme pour le Bouddha, toute vie est souffrance : « V ouloir, s'efforcer, voilà tout leur être ; c'est comme
une soif inextinguible.
O r tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur...
» (Le Monde comme volonté
et comme représentation , IV , 57).
Bien entendu, si le manque est souffrance, la satisfaction est plaisir.
Mais cela ne fait
pas un bonheur : « T out désir naît d'un manque, d'un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu'il n'est
pas satisfait.
Or nulle satisfaction n'est de durée ; elle n'est que le point de départ d'un désir nouveau [...].
Pas de terme
dernier à l'effort, donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance...
» (IV, 56).
Il n'y a donc pas, il ne peut y avoir
d'expérience du bonheur : c e que nous expérimentons, c ' e s t d'abord l'absence du bonheur (le désir, le manque, la
souffrance...), puis (satisfaction) l'absence de son absence.
Donc sa présence ? Non.
b.
Et c'est ici que Schopenhauer est le plus profond : ce que nous expérimentons, quand le désir enfin est satisfait, ce
n'est certes plus la souffrance (sauf quand un nouveau désir, et cela ne saurait tarder, aussitôt renaît...), mais ce n'est
pas non plus le bonheur.
C ar au lieu de sa présence attendue vient s'immiscer une autre source du malheur de l'homme :
l'ennui.
En lieu et en place du bonheur espéré, le creux seulement du désir disparu...
(On n'est plus poussé par rien).
Pensée désespérante, dit Schopenhauer : le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand
nous ne souffrons plus.
La souffrance est le manque du bonheur, l'ennui son absence (quand il ne manque plus).
C ar
l'absence d'une absence, c'est une absence encore (thèse forte) : « A h ! Q ue je serais heureux, disait-il, si j'avais cette
maison, cet emploi, cette femme ! ...
» V oici qu'il les a ; et certes il cesse alors (provisoirement) de souffrir – mais sans
être heureux pour autant.
Il l'aimait quand il ne l'avait pas, il s'ennuie quand il l'a...
C 'est le cercle du manque : tantôt
nous désirons ce que nous n'avons pas, et nous souffrons de ce manque ; tantôt nous avons ce que nous ne désirons plus
(puisque nous l'avons), et nous nous ennuyons...
(Du fait de ne plus désirer).
Schopenhauer conclut : « La vie donc oscille,
comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui...
» (Ibid., IV, 57).
M isère de l'homme, comme l'affirmait déjà P ascal.
On peut mourir d'amour,
enfin, mais point en vivre : déchirement de la passion, ennui du couple...
Il n'y a pas d'expérience du bonheur, il ne peut y en avoir.
C 'est que le bonheur,
explique Schopenhauer, n'est rien de positif, rien de réel : il n'est que l'absence de la souffrance, et une absence n'est rien : « La satisfaction, le bonheur,
comme l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif...
Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute
jouissance.
O r avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi » (IV , 58).
Le désir s'abolit dans sa satisfaction, et le bonheur se
perd dans ce plaisir.
Il manque donc toujours (souffrance), même quand il ne manque plus (ennui).
Il n'existe qu'en imagination : tout bonheur est
d'espérance ; toute vie, de déception.
A insi « l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse
la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible.
Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion, attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux
Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré » (Schopenhauer, Le monde).
Conclusion
Si le désir est l'essence de l'homme, comme l'affirmait Spinoza, on peut dire aussi qu'il est un moteur majeur pour l'existence.
En effet, l'expérience du
manque, celle de la satisfaction et son caractère répétitif, indique l'impossibilité pour l'homme d'un repos ou d'un bonheur stable.
Toujours ainsi attaché au
sol terrestre, l'homme ne peut que porter son désir sur l'autre homme, s'il veut construire un monde.
Pourquoi ne pas comprendre alors le désir comme
tendance pour la reconnaissance (cf.
Hegel), reconnaissance qui implique une relation à l'autre, condition de possibilité d'une coexistence intelligente entre
les hommes ?.
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