DESCARTES: s'il est mieux d'être gai ou content, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont
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Madame, je me suis quelquefois proposé un doute : savoir, s'il est mieux
d'être gai ou content, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands
et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à
considérer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considération et de
savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu'on
devienne plus triste.
Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne
douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que
ce peut être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs
dans le vin, ou les étourdissent avec du pétun.
Mais je distingue entre le
souverain bien, qui consiste en l'exercice de la vertu, ou, ce qui est le
même, en la possession de tous les biens dont l'acquisition dépend de notre
libre arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition.
C'est
pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité,
encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il
vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance.
Ainsi je n'approuve
point qu'on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations;
car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme, laquelle sent cependant
une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux.
Thèse et Argumentation:
L'idée essentielle du texte pourrait se formuler de la façon suivante: la lucidité, même attristante, est
préférable à un contentement illusoire.
Dans un premier moment, Descartes expose une sorte d'alternative entre contentement d'illusion et lucidité
assortie de tristesse.
Livrée comme un objet de doute, cette alternative donne lieu à un choix qui dépend de
l'homme et de sa liberté (Première phrase du texte).
Le deuxième moment est consacré au rejet du premier membre de l'alternative, cad de la première hypothèse.
Descartes envisage que la fin ultime puisse être la seule joie, énonce les conséquences pratiques qui devraient
s'ensuivre (Deuxième phrase).
Le troisième moment comporte la formulation de la thèse fondamentale de Descartes, qui adopte le deuxième
point de l'alternative proposée: la recherche de la vérité doit toujours être privilégiée, quels qu'en soient les
désagréments (Troisième phrase).
Le quatrième moment constitue un retour sur le type de contentement dont s'assortit le premier choix, et une
relativisation de sa valeur (Dernière phrase).
Explication:
"Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux,
à quelque prix que ce peut être": Un homme qui ferait de la joie le but ultime et indépassable de l'existence
s'efforcerait de saisir toutes les occasions d'être joyeux.
Par "souverain bien", il faut comprendre ce qui
l'emporte sur tout autre bien.
D'où la justification d'une recherche hédoniste des plaisirs (Songez à la thèse de
Calliclès dans le "Gorgias" de Platon)
"...car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme, laquelle sent cependant une
amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux":La joie qui s'attache aux contentements donnés par la
course aux plaisirs doit être relativisée, en ce qu'elle a un caractère superficiel, inauthentique.
L'âme,
ressentant un tel caractère simultanément au plaisir éprouvé, ne peut donc être pleinement satisfaite.
Par une
sorte de dédoublement qui la met à distance, elle vit un tel plaisir sur fond d'amertume, saisissant justement ce
caractère inauthentique, en raison de l'exigence de vérité qui se trouve en elle.
La vérité est un des plus importants problèmes de la tradition classique.
Sa recherche a constitué le but de la
philosophie au moins jusqu’à Nietzsche.
Pour Platon, par exemple, seule la philosophie pouvait permettre aux hommes
d’accéder aux vérités, c’est-à-dire aux Idées intelligibles.
Pourtant, comme l’ont affirmé beaucoup de philosophes la
connaissance peut faire souffrir.
Comme le disait Pascal, par exemple, seul l’homme connaît sa misère parce qu’il a une
conscience et cette connaissance le pousse à se divertir pour oublier.
Descartes prend donc acte de ce lien entre
connaissance et souffrance et se demande dans ce texte ce qui est préférable : la vérité ou la joie.
En effet, si
l’illusion nous rend heureux, ne faut-il pas persévérer dans l’erreur ? Pourquoi choisir la vérité ? Quel bien nous donne-telle ?
L’ignorance donne de la joie en trompant.
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