DESCARTES: les passions et la volonté
Extrait du document
«
Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et
plus désirables qu'elles ne sont; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les
acquérir, et perdu cependant l'occasion de posséder d'autres biens plus véritables,
la jouissance nous en fait connaître les défauts, et de là viennent les dédains, les
regrets et les repentirs.
C'est pourquoi le vrai office de la raison est d'examiner la
juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dépendre en quelque façon
de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins à
tâcher de nous procurer ceux qui sont, en effet les plus désirables; (...) Au reste, le
vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et
considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de
l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement
obligés de nous priver à quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissions
toujours les meilleures.
Et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire
généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux.
Toutefois, je ne
suis point d'opinion qu'on les doive entièrement mépriser, ni même qu'on doive
s'exempter d'avoir des passions; il suffit qu'on les rende sujettes à la raison, et
lorsqu'on les a ainsi apprivoisées, elles sont quelquefois d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers
l'excès.
Afin d'analyser aussi précisément que possible cet extrait d'une lettre de Descartes à la Princesse Élisabeth, nous
allons d'emblée indiquer ses principales articulations.
Nous pouvons tout d'abord remarquer grâce aux trois points de
suspension mis entre parenthèses que l'on a pratiqué une coupure dans la lettre de Descartes.
Cette coupure, située
au milieu du texte, permet de distinguer déjà deux grandes parties.
A l'intérieur de chacune d'elles, il nous est
relativement aisé de repérer d'une façon légitime plusieurs subdivisions.
Il nous suffit pour cela de suivre le mouvement
même des phrases de Descartes.
Nous obtenons ainsi dans chaque partie autant de subdivisions qu'il y a de phrases,
soit deux pour la première partie et trois pour la seconde.
Un tel découpage est un moyen de nous aider à bien
comprendre ce que dit Descartes.
Il ne représente nullement une fin en soi.
C'est pourquoi l'enchaînement de nos
explications devra toujours se faire à partir d'une interrogation sur ce qui constitue le thème central de ce texte, à
savoir la place que l'homme, être doué de raison, peut et doit réserver aux passions dans son existence.
La passion apparaît dès la première phrase de ce texte avec une certaine force, ou, plus exactement, Descartes
présente la passion comme quelque chose de foncièrement impétueux.
L'impétuosité de la passion contraint les
hommes à précipiter leur jugement et à tenir pour plus grands ou plus importants qu'ils ne le sont en réalité tel ou tel
plaisir, tel ou tel bien.
La passion ne permet pas à l'homme de savoir vraiment ce qui est; bien au contraire, elle brouille
et déforme son savoir en lui faisant croire que « certaines choses » sont « meilleures et plus désirables qu'elles ne sont
».
Quelles sont ces choses et qu'est-ce au juste que la passion ? Essayons d'amorcer notre réponse à partir du texte
même que nous commentons.
Nous constatons que celui-ci débute par une restriction introduite par la conjonction de
coordination « mais ».
Descartes indique par là que la passion restreint et perturbe ce qui en théorie, ou selon une
règle générale, devait avoir lieu.
Quelle est cette règle ? En lisant la suite du texte, nous remarquons que Descartes
oppose à plusieurs reprises la passion à la raison.
La règle à laquelle la passion déroge ainsi est celle, de la raison.
C'est
ce que confirme le passage situé juste avant le début du texte à commenter.
Descartes ayant distingué deux sortes
de plaisirs, les uns proprement spirituels au sens où ils ne relèvent que de « l'esprit seul, et les autres qui
appartiennent à l'homme, c'est-à-dire à l'esprit en tant qu'il est uni au corps » constate que les seconds « se
présentant confusément à l'imagination, paraissent souvent plus grands qu'ils ne sont ».
« Car, ajoute-t-il alors, selon
la règle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c'est ainsi que
nous mesurons ceux dont les causes nous sont clairement connues » (Lettre à Elisabeth, 1er sept.
1645).
C'est ici que
débute notre texte.
Si Descartes emploie une tournure au conditionnel (« chaque plaisir se devrait mesurer »), c'est
pour indiquer qu'en fait, les choses ne se déroulent pas toujours selon la règle de la raison.
La passion fausse ou mieux
dérègle la mesure des plaisirs, laquelle n'est censée accepter comme critère que le plus ou moins grand degré de
perfection de tel ou tel plaisir.
Or dès lors que le corps est de la partie, la clarté de la connaissance rationnelle des
causes des plaisirs cède « souvent » le pas à une sorte d'obscurité qui entrave toute mesure.
Avec l'entrée en scène de la passion, l'homme cesse d'être un esprit transparent et découvre l'opacité du corps.
Les
déformations dues à la passion sont comparables en un sens aux effets de ces glaces déformantes que l'on trouve
dans les fêtes foraines.
Leur provenance doit être recherchée dans l'homme lui-même, c'est-à-dire, pour parler comme
Descartes, dans « l'esprit en tant qu'il est uni au corps ».
C'est dans l'épaisseur du corps que sourdent les passions.
Telle est la base implicite du début du texte.
Dans cette même première phrase Descartes remarque aussi qu'une
méconnaissance des véritables causes de nos passions est à l'origine des maux de l'homme comme « les dédains, les
regrets et les repentirs ».
Ces maux naissent d'une erreur d'évaluation provoquée par la passion.
L'homme s'aperçoit de
son erreur en essayant de tirer satisfaction de ces biens surestimés, autrement dit en voulant en jouir.
Afin de pouvoir
avancer dans notre commentaire, précisons à présent les relations qui existent entre l'âme ou l'esprit, le corps, et les
passions.
C'est « en physicien » et dans la perspective du dualisme de l'âme et du corps que Descartes aborde l'étude des
passions.
Pour lui, « il n'y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d'examiner la.
»
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