DESCARTES et les sentiments de douleur, de faim, de soif
Extrait du document
«
" La nature m'enseigne aussi, par ces sentiments de douleur, de faim, de
soif, etc.., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un
pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très
étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul
tout avec lui.
Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne
sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui
pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme
un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ;
et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais
simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de
faim et de soif.
Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur,
etc.., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui
proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec
le corps." DESCARTES
Introduction
Alors même que j'avais décidé de ne « rien laisser paraître », le tremblement de mes lèvres ou de ma voix trahit
mon émotion.
Singulière expérience des limites de ma volonté, ou plutôt des limites de son pouvoir : ne suis-je
pas capable de maîtriser totalement mes réactions corporelles ? Le « décalage » ainsi éprouvé donne à réfléchir
lorsque j'envisage par ailleurs les cas où mon corps « exécute » parfaitement ma décision d'agir de telle ou telle
façon : j'ai décidé de quitter cette pièce, je me lève, et je sors...
Tantôt réalité apparemment autonome qui
produit ses effets à l'insu de ma volonté, tantôt fidèle « instrument » de mes décisions, mon corps est-il en
mon pouvoir, et dans quelle mesure ? Suis-je dans mon corps « comme un pilote en son navire » ?
Première partie : analyse du sujet
En envisageant, de façon problématisée, une telle analogie (Méditations métaphysiques, VI), Descartes
esquissait l'analyse du difficile problème du statut du corps dans l'activité humaine.
Tout d'abord, quel peut
être le sens de l'analogie proposée ? Énoncée en première personne, la comparaison porte sur le JE, qui, en
tant que pronom personnel, peut être entendu à la fois comme sujet au sens grammatical (donc celui qui fait
l'action) et comme personne se comprenant elle-même dans son identité irréductible.
La conscience de soi
sous-jacente à cette affirmation en première personne, lorsqu'elle fait l'objet d'une intuition séparée, distincte
des perceptions diverses de l'expérience sensible, est appelée par certains philosophes (Leibniz, et Kant,
Critique de la raison pure, PUF, p.
110) « aperception ».
Mais que nous révèle cette aperception du sujet en
tant qu'il se distingue du corps ? Le pilote ne se confond pas avec son navire, qu'il saisit comme un objet «
extérieur », même s'il forme avec lui un tout fonctionnel.
L'analogie proposée fait donc du rapport du je au
corps une relation d'extériorité (l'identité personnelle du je saisit le corps comme un lieu où elle se trouve
installée).
Mais l'analogie suggère aussi le caractère indissociable des deux termes : un pilote, ce n'est pas un
homme quelconque, mais un homme identifié à sa fonction (conduire un navire).
En ce sens, le pilote n'a de
raison d'être et même d'existence réelle que pour son navire, et par lui.
De même, le navire en question, livré à
lui-même, n'aurait aucune utilité, et dériverait au gré des flots, sans pouvoir atteindre une destination précise.
Telles sont les déterminations essentielles suggérées par l'analogie.
Jusqu'à quel point celle-ci est-elle
éclairante ? Quelles en sont les limites, voire les inadéquations ? L'enjeu de la question est décisif pour la
réflexion philosophique, notamment en raison de ses implications éthiques.
Les philosophes grecs
s'interrogeaient sur les troubles qui affectent l'homme, et la meilleure façon de les maîtriser : Épicure, entre
autres, et les stoïciens, se demandaient comment promouvoir la sérénité de l'âme, dans son rapport au corps.
Descartes, quant à lui, formulait la difficulté de concevoir à la fois l'union de l'âme et du corps et leur réelle
distinction, éprouvée notamment dans la conscience réflexive.
À l'horizon de ce type de problème, la liberté
humaine, entendue comme maîtrise de soi et autonomie de la volonté.
C'est en déployant, dans un premier
temps, toutes les implications de l'analogie proposée qu'on pourra esquisser le type de rapport qu'elle suggère
entre le corps et le moi-sujet.
Dans un second temps, une mise à l'épreuve de cette conception sera envisagée
à partir d'une réflexion sur ses présupposés éventuels.
Deuxième partie : quelles sont les implications de l'analogie proposée ?
Dans le tout fonctionnel que forment le pilote et son navire, c'est bien le premier qui commande au second.
Entre les mains du pilote, le gouvernail engage le navire dans une direction déterminée.
L'analogie rappelle donc
une sorte de hiérarchie, habituelle dans la conception dualiste de l'âme et du
corps, le sujet étant identifié davantage à l'activité spirituelle.
Mais pour que soit possible une telle formulation,
il faut admettre que l'on puisse thématiser l'existence du sujet percevant, identifié ou non à une instance
d'activité spirituelle appelée « âme », comme réalité sui generis, indépendante du corps saisi comme objet.
Dire
« j'ai un corps » c'est présupposer une position simultanée du corps objet et du sujet percevant comme
distinct du corps.
De la même façon, le pilote dira « j'ai un navire de telle ou telle taille », etc.
Mais saisir ce.
»
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