DESCARTES
Extrait du document
«
Les hommes sont les proies d'une si aveugle curiosité qu'ils conduisent souvent
leur esprit par des chemins inconnus, et sans aucune raison d'espérer, mais
seulement pour courir leur chance d'y trouver par hasard ce qu'ils cherchent ;
comme quelqu'un qui brûlerait d'un désir si brutal de découvrir un trésor, qu'il ne
cesserait de courir les rues ça et là, cherchant si par hasard il n'en trouverait pas
un qu'un voyageur aurait perdu.
C'est ainsi que travaillent presque tous les
chimistes, la plupart des géomètres, et plus d'un philosophe ; et certes je ne nie
point que parfois ils ne vagabondent avec assez de bonne fortune pour trouver
quelque vérité ; je n'admets pas pour autant qu'ils en soient plus habiles, mais
seulement plus chanceux.
Il vaut cependant bien mieux ne jamais songer à
chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode : car il
est très certain que ces recherches désordonnées et ces méditations obscures
troublent la lumière naturelle et aveuglent l'esprit ; et tous ceux qui s'habituent
ainsi à marcher dans les ténèbres affaiblissent tant leur vue que par la suite ils
ne peuvent plus supporter la lumière du jour ; l'expérience aussi le confirme,
puisque nous voyons très souvent ceux qui ne se sont jamais souciés d'étudier
porter des jugements bien plus solides et bien plus clairs sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont
passé tout leur temps dans les écoles.
Introduction
S'il est un reproche fréquemment adressé à l'aspirant philosophe, c'est bien celui de manquer de méthode ! Mais
quels sont donc les avantages de cette dernière ? Et en quoi le respect d'une méthode est-il préférable à un
parcours effectué au hasard ? Descartes, dans cet extrait, ne reproche pas aux seuls philosophes leur manque de
méthode : c'est un défaut qui serait également fréquent chez les « chimistes » et les « géomètres ».
Mais tous les
torts ne sont peut-être pas de leur côté : c'est que leurs recherches désordonnées, qui finissent d'ailleurs par leur
«aveugler l'esprit» et par les rendre plus confus dans leur jugement que ceux qui n'ont jamais étudié, viennent des
mauvaises habitudes qu'ils ont prises « dans les écoles ».
Il y aurait ainsi un lien à établir fortement entre la
formation et les démarches ultérieures de l'esprit.
Les découvertes par chance.
Ce qui semble d'abord lancer les hommes «par des chemins inconnus » – de ces chemins dont on ne sait où ils
peuvent mener et dont on ne découvre le but qu'après les avoir parcourus –, c'est ce que Descartes nomme leur «
aveugle curiosité ».
Si la curiosité peut susciter la recherche de la vérité, elle ne saurait suffire à indiquer les voies
pour l'atteindre : « aveugle », elle ne sait où elle va, ni comment elle y parviendra.
En d'autres termes : elle ne peut
faire confiance qu'à la « chance », qui placera peut-être celui qu'elle anime devant ce qu'il cherchait sans en
connaître la nature ou l'emplacement.
Une telle errance au hasard est judicieusement comparée à un chercheur de trésor qui, sans carte, ne ferait que «
courir les rues ça et là », en espérant qu'un voyageur en a perdu un sur lequel il pourrait tomber.
S'il est vrai qu'il
peut arriver que je trouve un portefeuille tombé d'une poche, et sans l'avoir prévu, on imagine mal que cette
trouvaille suffise pour définir une règle de conduite, et que je passe désormais ma vie à arpenter les rues, le regard
baissé, en cherchant le portefeuille suivant...
C'est pourtant ainsi que se conduisent, si la comparaison est juste, «
presque tous les chimistes, la plupart des géomètres, et plus d'un philosophe » : seule la « fortune » (le hasard, la
chance) les mène à quelque découverte, mais cette dernière prouve seulement leur chance, et non leur habileté ou
leur compétence dans leur domaine.
Pour comprendre l'accusation portée par Descartes contre la plupart de ses contemporains « scientifiques » ou
intellectuels, on doit tenir compte de ce qu'est l'état, au début du xviie siècle, des sciences qu'il nomme.
Il est
incontestable que la « chimie » (qui n'est pas encore scientifiquement constituée, puisqu'elle ne le sera qu'avec
Lavoisier, et qui doit encore beaucoup aux pratiques alchimiques), la géométrie ou plus généralement les
mathématiques, et même la philosophie – du moins dans les milieux mondains qui s'en préoccupent – ne doivent
nombre de leurs découvertes qu'à des « coups de chance ».
Le fait même que Descartes les cite en même temps
révèle sans doute combien, de son point de vue, sciences et philosophie sont étroitement liées, mais, chez ses
contemporains, leur confusion signifie d'abord l'incapacité dans laquelle ils se trouvent de les distinguer clairement :
un « bel esprit » passe volontiers d'un domaine à l'autre, et dans les « laboratoires » des privilégiés, on s'adonne plus
à une sorte de bricolage intellectuel amusant (comme on ne se privera pas de le faire encore au xviiie siècle – malgré
Descartes...) qu'à des recherches ordonnées.
Conséquences de la recherche non méthodique
Pour Descartes, mieux vaut en fait ne rien chercher du tout que chercher sans méthode.
Si l'on tombe par hasard
sur une vérité, on sera sans
doute incapable de la relier à d'autres (ou l'on imaginera des relations fantaisistes) ; on risque même de ne pas en.
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