DESCARTES
Extrait du document
«
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; Je me persuade que
rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ;
Je pense n'avoir aucun sens ; Je crois que le corps, la figure, l'étendue, le
mouvement, et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit ; qu'est-ce donc qui
pourra être estimé véritable ? peut-être rien autre chose sinon qu'il n'y a rien au
monde de certain.
Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens
de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute? N'y a-t-il point
quelque Dieu, ou quelque autre puissance qui me met en l'esprit ces pensées? cela
n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même.
Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose? Mais j'ai déjà nié que j'eusse
aucun sens ni aucun corps ; j'hésite néanmoins : car que s'ensuit-il de là? suis-je
tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux? Mais je me
suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel,
aucune terre, aucun esprit ni aucuns corps, ne suis-je donc pas aussi persuadé que je
n'étais point? Non certes, j'étais sans doute si je me suis persuadé, ou si seulement
j'ai pensé quelque chose ; mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie son
industrie à me tromper toujours ; il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant
qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose ; de sorte
qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses : enfin il faut conclure, et tenir pour
constant, que cette proposition, Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou
que je la conçois en mon esprit.
Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis : de sorte que
désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose
pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus
évidente que toutes celles que j'ai eues auparavant.
Descartes change ici les règles de l'écriture philosophique : le titre de l'ouvrage, les « méditations », en est très
révélateur.
Il s'agit, à l'image des exercices spirituels de saint Ignace, que l'auteur a découverts au collège de La
Flèche, de faire un effort intérieur et personnel pour explorer toutes les implications d'une idée.
Ainsi, pour
comprendre Descartes, il faut impérativement accomplir en soi-même l'expérience qu'il présente : le « je » du texte
doit être le mien.
Cette page commence par un certain volontarisme : « Je me persuade », « je crois » ; je dois faire preuve d'une
audace inouïe : nier que mes sensations, mes souvenirs, mes idées correspondent à une réalité.
Comment peut-on
aller jusque-là? Ne trouve-t-on pas ici un exemple de la fantaisie risible du philosophe qui doute de tout...
et qui
revient à lui sous les coups de bâtons ?
Non : le doute doit être pris au sérieux.
Nombreuses sont en effet les situations courantes qui ébranlent nos
certitudes : l'illusion d'optique qui nous fait croire à l'existence d'une statue là où il n'y a qu'une peinture, à la
présence d'une flaque d'eau là où il n'y a que la route ; les troubles dits psychosomatiques qui font souffrir d'un
membre en parfaite santé.
Ces expériences manifestent que la sensation, l'image, voire l'idée que l'on a à l'esprit ne
coïncident pas nécessairement avec leur objet.
Cela nous enseigne deux choses : d'une part, la force d'une
sensation n'est pas un critère de vérité; d'autre part, il est possible d'avoir des représentations de choses qui
n'existent pas.
Le doute consiste précisément à se méfier de ses propres représentations, à s'abstenir d'en tirer des
conclusions : douter c'est suspendre son jugement...
rien n'y échappe : je peux isoler toutes mes idées et mes
sensations, les considérer indépendamment de leur objet.
Que peut bien montrer ce doute? « Peut-être rien autre
chose sinon qu'il n'y a rien au monde certain.
» Nous serions condamné au doute sceptique, un doute indépassable.
Pourtant j'ai douté de tout pour saisir une vérité qui y résiste : il faut reprendre l'analyse des idées les plus
indubitables pour les tester à nouveau.
L'idée de Dieu semble ici ne pas résister : je n'ai nul besoin de poser son
existence à ce niveau de l'analyse, puisque je fais l'expérience que je peux produire par moi-même mes idées.
L'idée
de corps doit être écartée également : puisque je peux douter de mes sensations, je peux aussi douter que j'ai un
corps.
Que reste-t-il donc? II y a quelque chose qui échappe à ce jeu d'élimination : je suis certain que j'existe dans
la mesure où je pense; en effet, il m'est absolument impossible de séparer l'idée « je suis » de son objet, comme j'ai
pu le faire pour toutes les autres idées : ici le fait de penser me montre que j'existe au moins assez pour penser; en
conséquence, si je pouvais séparer l'idée « j'existe » de son objet, mon existence réelle, je ne serais pas là pour dire
« j'existe ».
L'épreuve dramatique du doute nous met donc en présence d'une certitude, d'une vérité qui est à elle-même son
propre critère : en stricte rigueur, il est légitime de dire à propos de l'affirmation : « je suis » qu'elle est vraie parce
que je la dis.
C'est le fait de la penser ou de l'énoncer qui la prouve : si je ne la pensais pas, elle n'aurait pas d'objet
; un magnétophone qui prononcerait « je pense donc je suis » émettrait un énoncé sans vérité.
Cette découverte fondamentale ne doit pas être prise pour la découverte du moi profond, de type psychologique : je
sais que je suis, mais je ne sais pas ce que je suis...
je ne sais pas par exemple si j'ai un corps : la certitude de mon
existence de chose pensante coexiste avec le doute sur mes sensations.
Si donc j'ai découvert qu'il existe au moins une affirmation qui n'a pas besoin du secours de la foi, de l'autorité ou de
l'habitude pour être tenue pour vraie, je dois rester prudent et garder mon exigence : n'admettre pour vrai que ce
qui est indubitable..
»
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