David HUME: une puissance invisible et intelligente
Extrait du document
«
« N'importe quelle affection humaine' peut nous conduire à la notion d'une puissance invisible et intelligente, l'espoir aussi
bien que la crainte, la gratitude aussi bien que l'affliction.
Mais si nous examinons notre propre coeur ou observons ce qui se
passe autour de nous, nous découvrirons que les hommes s'agenouillent bien plus souvent sous l'effet de la mélancolie que
sous celui des passions agréables.
Nous acceptons facilement la prospérité comme notre dû, et nous nous interrogeons peu
sur sa cause ou son auteur.
Elle suscite la gaîté, l'activité, la vivacité et une intense jouissance de tous les plaisirs de la
société et des sens ; et tant que nous demeurons dans cet état d'esprit, nous avons peu le loisir ou le goût de penser aux
régions invisibles ou inconnues.
D'un autre côté, tout accident funeste nous alarme et nous incite à rechercher les principes
de son origine ; la crainte du futur jaillit et l'esprit, en proie à la méfiance, à la terreur et à la mélancolie, a recours à toutes
les méthodes susceptibles d'apaiser ces puissances intelligentes et secrètes dont, pensons-nous, notre sort dépend
entièrement.» HUME.
[Introduction]
O n constate fréquemment qu'un homme frappé par un malheur réadopte une attitude religieuse qu'il avait longuement
négligée.
O n dit volontiers qu'il trouve alors quelque refuge ou cons olation dans s a foi.
Mais n'y a-t-il pas quelque étrangeté
dans une telle attitude ? C ar s'il c roit en Dieu, ne devrait-il pas l'évoquer sans cesse, et pas seulement lorsque sa situation
est mauvaise ? P ourquoi le fidèle s e réveille-t-il plus volontiers sous l'effet de la douleur que sous celui de la joie ?
[I.
Le malheur réactive la croyance]
Dans cet extrait, H ume expose les raisons d'une tel comportement.
M a i s c 'est après avoir souligné qu'en princ ipe, toute
affection humaine est susceptible de nous mener vers la cons idération qu'il exis te une « puissance invisible et intelligente ».
L'affirmation de la divinité est
possible indépendamment des circonstances dans les quelles se trouve un sujet.
M ais peut-être cette affirmation est-elle avant tout intellectuelle ou théorique
; elle relève d'une pensée qui cherche à expliquer les choses et le monde, en se s ituant en quelque s orte en dehors des contingences de l'existence humaine.
À la limite, l'affirmation de Dieu es t alors affaire de raisonnement théologique.
O r, Hume adopte aussitôt l'attitude que détermine son empirisme philosophique : il ne s'agit pas, ici, de s'intéresser aux raisonnements sur Dieu, mais de s'en
tenir à c e que nous pouvons observer, en chac un de nous (« si nous examinons notre propre coeur...
») et en regardant comment les hommes agissent,
concernant les attitudes religieuses, les marques extérieures de la croyance.
On en vient alors à constater que
les hommes se tournent vers Dieu plus volontiers lors qu'ils sont dans le malheur que lorsqu'ils c onnaissent une existence agréable.
C 'est que la prospérité nous paraît normale, car nous avons tendance à nous en considérer comme responsables : inutile de chercher son auteur dans une
trans cendance, il y a dans chacun l'adhésion spontanée à un finalisme global — l'homme admet volontiers qu'il vit pour être heureux, et qu'il doit faire tout ce
qui est son pouvoir pour y parvenir.
D e surcroît, la prospérité nous invite à profiter de toutes les occas ions de plaisir, et de tels divertis sements (au sens
pascalien) ne nous laissent guère l'occ asion de penser au divin : nous avons alors mieux (plus agréable) à faire dans l'immédiat.
P ar contre, tout événement funeste nous pose le problème de sa provenance : c'est parce que l'individu ne peut en endosser la responsabilité qu'il se tourne
alors vers Dieu, retrouvant le princ ipe selon lequel sa vie dépend de la volonté de ce dernier.
T out malheur est vécu c omme terrifiant et, dans une certaine mesure, comme injuste (« Qu'ai-je fait au ciel pour mériter cela ? »), et d'autant plus qu'il risque
de se prolonger si nous ne nous en protégeons pas.
D ès lors, la prière, la mortification, l'examen de c onscience, «toutes les méthodes » réapparaissent pour «
apaiser » les « puis sances intelligentes et s ecrètes » qui viennent de nous rappeler qu'elles restent capables de bouleverser notre existenc e.
[II.
L'attitude religieuse contredit le dogme]
I l y a dans une telle réaction, si fréquente et à la limite banale, quelque chose de contradic toire relativement au contenu officiel de la foi (en particulier
chrétienne, si l'on admet que c'es t en priorité celle qui intéress e Hume ici).
Dieu est en effet affirmé comme parfait et infiniment bon.
Et il s erait en apparence
plus « logique » de l'évoquer à propos des satis factions qui peuvent nous échoir qu'à propos des événements négatifs .
A utrement dit, la croyance ordinaire
s'intéresse beaucoup plus à D ieu comme source du mal que comme origine du bien.
C 'est que le plaisir ou le bonheur invitent à oublier doublement sa bonté.
Le bonheur, étymologiquement, indique que la c hance nous favoris e, et l'homme peut
avoir l'impress ion qu'il a fait tout ce qu'il pouvait pour mériter ses faveurs.
A insi la source des choses agréables devient-elle en quelque sorte impersonnelle,
ou le sujet lui-même peut-il revendiquer ses propres efforts pour les rencontrer.
À l'inverse, l'être humain parvient difficilement, ou du moins hésite toujours, à se concevoir comme la source des maux qu'il endure : lorsqu'un de ses proc hes,
par exemple, meurt, il devine qu'il n'en est pas responsable.
Q ui dès lors en accuser, sinon une puissanc e étrangère au monde, qui le dirige mystérieusement
et en toute indépendance relativement aux s ouhaits des hommes ?
A insi la croyance ordinaire c onserve-t-elle surtout de la conception théologique de Dieu la notion de sa toute-puis sance, mais en ne la soulignant que pour «
expliquer » ce qui lui paraît humainement inexplicable : la présence du mal dans le monde.
[III.
Prolongements possibles]
Hume suggère ains i que le retour au divin que provoque le malheur amène l'homme à se rappeler que c'est bien tout son sort qui dépend de la puissance
divine.
En accentuant son analyse, on serait amené à considérer qu'un homme ne connaissant que des circons tances favorables en viendrait rapidement à ne
plus trop s onger à la puis sance divine et à la négliger de plus en plus.
C 'est bien parc e qu'il ne considère pas la théologie — dans sa faç on d'artic uler des raisonnements —, mais analyse les conduites humaines que Hume peut
ainsi montrer que c'est l'expérience de l'ins atisfaction ou du manque qui encourage la pratique et la c royance religieuses dans leur aspect quotidien.
O n es t ainsi en présence d'une analyse qui sera reprise, en termes sans doute plus agressifs, tant par Feuerbach que, pour aboutir à d'autres conclus ions , par
M arx.
Hume ne produit pas dans c et extrait une critique radicale de la religion ; il se contente de montrer que les comportements sont déterminés beaucoup
plus par les situations que par une foi réelle.
Feuerbach et M arx iront évidemment plus loin, en affirmant que c'est bien parce que l'homme éprouve l'absence
de certains biens et vit dans le malheur (et de façon presque constante) qu'il c ompense ces manques e n l e s projetant s ur un Dieu possédant toutes les
qualités.
Selon la formule de Feuerbach, « l'homme pauvre poss ède un dieu riche ».
Du texte de H ume, on pourrait déduire une formule moins radicale, mais qui
conteste déjà fortement l'authenticité de la foi : «L'homme malheureux se préoccupe de la puissance de D ieu ».
Et dans les deux cas, on peut admettre que les
propositions contraires n'ont guère de sens.
Il est en effet difficile d'admettre qu'un homme riche posséderait un dieu pauvre, ou, relativement à cet extrait,
qu'un homme heureux a de bonnes raisons de craindre la puissance de Dieu.
[Conclusion]
Dans cet extrait, Hume ne nie pas que, par exemple, la gratitude qu'il évoque au début, puisse sus citer la notion de Dieu.
On peut en effet concevoir qu'un
homme heureux remercie Dieu de son bonheur (cela, même, se constate chez les croyants les plus profonds).
M ais il observe
que, dans la réalité quotidienne, il n'en va pas ainsi.
Force est alors d'admettre que les hommes font preuve d'une foi sans profondeur, et qu'elle ne se ravive
que lorsqu'ils y trouvent intérêt..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- David HUME - Traité de la nature humaine - livre I, quatrième partie, section VI
- David HUME
- David HUME
- David HUME
- David HUME