Cournot: Science et Histoire
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Cournot, mathématicien et philosophe, s’interroge, dans l’Essai sur les fondements de nos connaissances et les caractères de la critique philosophique, sur la manière dont la raison humaine peut appréhender le monde dans la connaissance, ce qui l’amène à penser les rapports entre les différentes branches du savoir. Ce texte pose le problème de la distinction entre science et histoire et de leurs places respectives. Il semble en effet impossible de penser que cette distinction puisse être fondée uniquement sur la prise en compte du temps, car la science n’a pas pour objets d’étude des phénomènes atemporels : sur quoi peut-on alors penser la distinction entre ces deux modes de connaissance ? Cette distinction n’est-elle pas à chercher non pas dans une différence entre leurs objets d’études respectifs, mais dans la manière d’appréhender les phénomènes, dans leurs méthodes ? De plus, la distinction de la science et de l’histoire a pour but de définir la place de chacune, et, en particulier, de définir la place de l’histoire, qui n’est concernée ni par les lois de la science ni par le pur hasard : quel est l’objet d’étude propre à l’histoire ? Le problème est alors de partir du refus de l’idée que l’histoire serait constituée par tout ce qui n’est pas science, pour se demander de quoi il peut véritablement y avoir histoire.
«
Texte de Cournot
Ce qui fait la distinction essentielle de l'histoire et de la science, ce n'est pas que l'une embrasse la succession des événements dans le temps, tandis que
l'autre s'occuperait de la systématisation des phénomènes, sans tenir compte du temps dans lequel ils s'accomplissent.
La description d'un phénomène dont toutes
les phases se succèdent et s'enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience est du domaine de la science et non de
l'histoire.
La science décrit la succession des éclipses, la propagation d'une onde sonore, le cours d'une maladie qui passe par des phases régulières, et le nom
d'histoire ne peut s'appliquer qu'abusivement à de semblables descriptions ; tandis que l'histoire intervient nécessairement (lorsque à défaut de renseignements
historiques il y a lacune inévitable dans nos connaissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie, dans son état d'imperfection actuelle, ne suffit pas
pour expliquer les phénomènes, mais que même la théorie la plus parfaite exigerait encore le concours d'une donnée historique.
S'il n'y a pas d'histoire proprement
dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi, et sans
concours accidentel d'influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n'y a pas non plus d'histoire dans le vrai sens du mot, pour une suite
d'événements qui seraient sans aucune liaison entre eux.
Ainsi les registres d'une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois
piquant pour la curiosité, mais ne constitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans s'enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence
sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l'Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu'ils
venaient à leur connaissance.
Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot,
quoiqu'ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique.
C O U R N O T
Introduction
C ournot, mathématicien et philosophe, s'interroge, dans l'Essai sur les fondements de nos connaissances et les caractères de la critique philosophique, sur
la manière dont la raison humaine peut appréhender le monde dans la connaissance, ce qui l'amène à penser les rapports entre les différentes branches du
savoir.
C e texte pose le problème de la distinction entre science et histoire et de leurs places respectives.
Il semble en effet impossible de penser que cette
distinction puisse être fondée uniquement sur la prise en compte du temps, car la science n'a pas pour objets d'étude des phénomènes atemporels : sur quoi
peut-on alors penser la distinction entre ces deux modes de connaissance ? C ette distinction n'est-elle pas à chercher non pas dans une différence entre
leurs objets d'études respectifs, mais dans la manière d'appréhender les phénomènes, dans leurs méthodes ? De plus, la distinction de la science et de
l'histoire a pour but de définir la place de chacune, et, en particulier, de définir la place de l'histoire, qui n'est concernée ni par les lois de la science ni par le
pur hasard : quel est l'objet d'étude propre à l'histoire ? Le problème est alors de partir du refus de l'idée que l'histoire serait constituée par tout ce qui n'est
pas science, pour se demander de quoi il peut véritablement y avoir histoire.
1° La distinction entre science et histoire n'est pas fondée sur la prise en compte du temps, mais sur les lois constantes et nécessaires
Le texte débute par le refus de choisir la prise en compte de la succession temporelle comme critère de distinction de la science et de l'histoire.
O n
ne peut opposer la succession à la systématisation des phénomènes, en affirmant que la systématisation scientifique est hors du temps, car on priverait
alors la science de l'étude des phénomènes dynamiques, qui évoluent au cours du temps.
La science n'étudie pas que des objets, statiques et pouvant être
abstraits du cours du temps, elle étudie aussi des processus.
O r, c'est le temps lui-même qui permet de comprendre scientifiquement un processus, car ce
qui définit en grande partie un processus est précisément l'enchaînement des étapes de son déroulement et les rapports entre ces différentes étapes : une
maladie, par exemple, sera en partie définie par l'enchaînement de ses phases, qui peuvent aider à la différencier d'une maladie présentant des symptômes
proches, mais une évolution différente.
C e qui distingue alors la science de l'histoire est la prise en compte de la manière dont les phénomènes
« s'enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience ».
C eci signifie que cette distinction repose sur un double
critère : le critère de la nécessité des lois, qui signifie qu'une loi scientifique doit avoir une portée universelle et caractériser l'objet en permanence, et le
critère de la méthode : la science procède par raisonnement, mais aussi et surtout par expérience, que l'on peut comprendre ici dans le sens de l'expérience
scientifique, qui permet de tester l'hypothèse d'une loi.
La science est donc concernée par des objets soumis au temps, mais dont le développement
temporel permet de dégager des lois générales par une méthode de confirmation expérimentale.
2° L'histoire définie par défaut : le recours à l'histoire ne doit advenir que lorsque la théorie en tant que telle ne peut rendre compte des phénomènes
A près avoir montré comment les phénomènes temporels ne pouvaient être tous considérés comme les objets d'études de l'histoire, ce qui lui permet
de définir la place de la science distinguée de l'histoire, C ournot s'appesantit peu sur la place de l'histoire, ce qui suggère que le but de ce texte est moins
de définir symétriquement la place de chaque connaissance, que d'assurer l'indépendance et la portée de la science pour des objets que l'on aurait pu
penser être des objets de l'histoire.
Dans cette perspective qui protège, en quelque sorte, la science des incursions abusives de l'histoire, cette dernière
est définie par défaut, comme la connaissance à laquelle nous avons recours quand une donnée historique irréductible à toute théorie, même parfaite, doit
être prise en compte pour la compréhension du phénomène.
A ce stade du texte, il peut donc sembler y avoir une opposition radicale entre la science
concernée par les lois générales et constantes, et l'histoire, qui apporte, en surcroît, la prise en compte d'un fait, d'une donnée, manquant à la théorie
scientifique pour comprendre le phénomène.
Faut-il alors affirmer que l'histoire ne doit avoir aucune ambition explicative et théorique, qu'elle ne peut
consister que dans la mention de faits bruts, dont elle ne pourrait pas même construire une interprétation ?
3° La place de l'histoire, entre lois et faits bruts singuliers
La fin du texte apporte une réponse négative à la possibilité d'une telle conception de l'histoire, concernée uniquement par les faits bruts et reléguée
à la place de dernier recours quand la science échoue.
C ournot définit la place de l'histoire entre deux écueils qui montrent ce qu'elle n'est pas.
Premièrement, elle n'est pas, comme on l'a vu, connaissance des lois générales d'un système.
Cournot ajoute ici un élément important pour comprendre son
critère de distinction entre science et histoire : les lois d'enchaînement des événements dans un système qui relève de la science sont internes à la
dynamique propre du système, alors que la science n'est pas concernée par le « concours accidentel d'influences étrangères au système ».
C ela relèverait
alors de l'histoire, qui serait l'étude des événements non pas généraux, mais uniques et singuliers, qui viennent interagir avec les lois propres au
fonctionnement interne d'un système.
L'histoire apparaît ainsi comme le domaine du hasard des événements opposé à la nécessité des lois de la science.
Mais le deuxième écueil vient nuancer et préciser cette idée : les faits qui relèvent de l'histoire ne doivent pas être compris comme une pure contingence
s a n s aucun principe d'ordre.
L'histoire s e préoccupe elle aussi, mais différemment, des liaisons entre les événements, elle n'a pas pour objet une
succession de faits singuliers juxtaposés les uns aux autres.
Pour qu'une histoire se forme, il faut mettre en rapport les faits entre eux, il faut donc pour cela
que ces faits ne soient pas tirés au sort dans un pur hasard.
C e qui caractérise l'histoire n'est donc pas, comme on l'a vu dès le début du texte, la simple
présence d'une succession, mais l'influence mutuelle des événements qui se succèdent et qui forme une explication.
Si les objets et la méthode de l'histoire
la différencient de la science, en tant que les événements qu'elle étudie ne se prêtent pas à des lois permanentes internes à un système, cela n'empêche
donc pas que l'histoire possède une visée explicative et théorique, fondée sur la mise au jour des liens entre les événements : différemment de la science,
l'histoire dégage donc elle aussi des chaînes de causes à effets, qui, même si elles ne prennent pas la forme de lois scientifiques, ont une valeur explicative.
C e texte pose le problème des critères de démarcation entre deux types de connaissance, la science et l'histoire.
C ontrairement à ce que l'on
pourrait croire à première vue, ce critère ne repose pas sur le fait que l'histoire prenne pour objet d'étude le temps.
Bien au contraire, c'est à la science qu'il
revient de dégager les lois des systèmes dynamiques.
C ependant, l'histoire est pensée pour elle-même comme se définissant dans un milieu entre la
science qui dégage des lois universelles, constantes et internes à un système, et une pure succession d'événements présentés sans aucun enchaînement
causal.
Entre ces deux extrêmes, l'histoire apparaît comme la connaissance des rapports causaux entre des faits singuliers, dont elle peut ainsi proposer
des explications..
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