Connaître est-ce mesurer ?
Extrait du document
«
Position de la question.
Il est certain que la mesure joue un très grand rôle dans la science.
Peut-on cependant aller jusqu'à dire : «C onnaître, c'est
mesurer?»
I.
Importance de la mesure.
A .
— La science est essentiellement la connaissance des lois de la nature.
O r, une loi scientifique n'est pas autre chose qu'un rapport constant entre les
phénomènes ou, plus exactement, entre les éléments des phénomènes (par exemple, dans la chute des corps, entre la hauteur de chute, l'accélération due à
la pesanteur, la vitesse et, s'il y a lieu, la vitesse initiale).
C e rapport, d'abord purement qualitatif, a constamment tendu, dans la science, à prendre la forme
quantitative et spécialement fonctionnelle.
B.
— Pour déterminer un tel rapport, la mesure (qui est elle-même un rapport : le rapport de la grandeur à, mesurer à une grandeur prise pour unité) apparaît
ainsi indispensable.
De là cette déclaration que le célèbre physicien anglais A .
S.
EDDINGTO N (1882-1944) prête au savant : « Je ne peux rien vous
prouver si vous ne me laissez faire aucune mesure.
La mesure est pour moi le seul moyen de trouver les lois de la nature ».
On peut observer d'ailleurs,
dans l'histoire de la science, un double progrès : 1° progrès dans la précision des mesures : « En moins de quarante ans, écrivait P aul LA N G E V IN en 1930,
les mesures ont atteint une précision extraordinaire en électromagnétisme et en optique.
Dans ce dernier domaine, les méthodes interférentielles
permettent de constater l'égalité de deux longueurs de l'ordre du mètre avec une précision supérieure au dix-milliardième.
» Depuis lors, la précision s'est
encore accrue : on mesure aujourd'hui les quantités de chaleur au dix-millième ; en électronique, les temps se mesurent à l'échelle du dix-millionième de
seconde, etc.
; — 2° progrès dans la technique des instruments de mesure qui, à elle seule, selon G.
BA C H E L A RD (Formation de l'esprit scientifique, p.
216), suffirait à caractériser l'âge d'une science : les premières mesures effectuées par les physiciens le furent sans tenir
compte de la sensibilité des instruments ; on rechercha souvent ainsi une précision factice ; aujourd'hui, Nin physicien
commence par déterminer la sensibilité de ses appareils ; il faut considérer également Y interaction entre l'objet et
l'appareil : il arrive dans certains cas que celui-ci trouble le phénomène à mesurer ; les savants sont ainsi parvenus à la
notion d'une limite naturelle de la mesure au delà de laquelle la mesure n'a plus de sens déterminé.
C .
— La mesure peut d'ailleurs prendre différentes formes.
Elle comporte toujours une certaine marge d'erreur.
C 'est
pourquoi, conformément à la théorie de Gauss, on considérait généralement comme « valeur vraie » la moyenne entre
celles que donnaient plusieurs mesures, après élimination, s'il y a lieu, des « valeurs aberrantes ».
A ujourd'hui, on tend à
substituer à cette notion celle d'estimation qui consiste à situer la «valeur vraie» entre deux limites qu'on s'efforce de
rapprocher le plus possible : la notion de probabilité s'introduit ainsi jusque dans la mesure.
C 'est la règle lorsque celle-ci
prend la forme statistique, en particulier dans les sciences qui ont affaire à des ensembles, comme la M icrophysique, la
Biologie, la Sociologie, etc.
II.
Discussion de la formule proposée.
La formule proposée appelle cependant plus d'une réserve.
A .
— La première est que la science n est pas le seul type possible de connaissance.
La portée de la formule devrait, au
moins, être limitée à la connaissance scientifique.
On voit mal le rôle que pourrait jouer la mesure, par exemple, dans la
connaissance philosophique, spécialement en métaphysique.
O n sait que, pour B E R G S O N, celle-ci doit « aller en sens
inverse de la mathématique » (La Pensée et le mouvant, p.
101) et que, selon lui, la réalité spirituelle, étrangère à l'espace,
n'est pas mesurable, « toute idée claire du nombre impliquant une vision dans l'espace » (Données immédiates, p.
60).
B.
— Dans la science elle-même, la mesure se révèle surtout indispensable, comme nous l'avons vu, au stade de la
recherche des lois.
M ais, ainsi que l'écrit J.
ULLMO (dans l'ouvrage déjà cité : La M éthode dans les se.
modernes, p.
p.
Fr.
L E L I O N N A IS, p.
27), « la recherche des lois ne constitue qu'une étape de la méthode scientifique ; leur codification en
théorie n'est qu'un moyen ; le but est toujours l'explication.
C e disant, on violente une philosophie courante, issue du
positivisme, qui prétend borner la science à la légalité, au " comment " opposé au " pourquoi ".
La science a plus d'ambition
».
O r, quoi qu'en dise G.
BA C H E L A RD, calculer n'est pas expliquer.
C .
— A u reste, comme l'observe BA C H E L A RD lui-même, la mesure n'est pas toujours une garantie d'objectivité : « La
grandeur n'est pas automatiquement objective et il suffit de quitter les objets usuels pour qu'on accueille les déterminations
géométriques les plus bizarres, les déterminations quantitatives les plus fantaisistes.
» C laude BERNA RD avait déjà
remarqué que, pour que des phénomènes complexes se prêtent à la mesure, il est nécessaire « que les données soumises
au calcul soient des résultats de faits suffisamment analysés », ce qui n'est pas toujours le cas, par exemple, en Biologie :
les moyennes, en particulier, peuvent donner des apparences de précision tout à fait trompeuses.
— Dans les Sciences de
l'homme surtout, la mesure peut n'avoir qu'un intérêt médiocre : « Sans doute, écrit un ethnologue contemporain, y a-t-il
dans nos disciplines beaucoup de choses qu'on peut mesurer, de façon directe ou indirecte ; mais il n'est nullement certain
que ce soient les plus importantes.
Sur cet obstacle majeur, la Psychologie expérimentale a buté depuis des années : elle a
mesuré, si l'on peut dire, à tour de bras.
» M ais l'on s'est aperçu qu'en Psychologie, « c'étaient les choses les moins
intéressantes qui se mesuraient le mieux et que la quantification des phénomènes psychologiques n'allait aucunement de
pair avec la découverte de leur signification » (C l.
LEV I - S T R A USS).
De même, dans certaines Sciences sociales comme l'ethnographie et même l'économie
politique, « pour abstraire les aspects purement quantitatifs des phénomènes », on est obligé « de les appauvrir » et ainsi de les déformer.
D.
— II faut se souvenir, au reste, comme le remarque L.
BRUNSC H V I C G (La Philosophie de l'esprit, p.
113), « qu'il n'y a pas un absolu de la mesure qui
serait défini en lui-même : ...
ce que nous apprenons aujourd'hui des physiciens, c'est que l'instrument de mesure doit être adapté à l'objet dont il est
destiné à mettre en évidence les caractères intrinsèques ».
— C 'est pourquoi on envisage aujourd'hui, dans le domaine des Sciences de l'homme où, comme
on vient de le voir, ces ambitions de' la mesure ne sont pas toujours satisfaites, d'autres formes d'application des Mathématiques.
Il se peut que, comme le
reconnaissait C l.
Bernard, «l'application des mathématiques aux phénomènes soit le but de toute science » ; mais, par suite du progrès même des
M athématiques, il semble qu'on puisse faire appel à une autre forme de traitement mathématique que la mesure proprement dite et avoir recours aux formes
les plus modernes de ces sciences, telles que\calcul des probabilités et théorie des jeux, théorie des ensembles, théorie des groupes, etc., qui
permettraient de créer de véritables « mathématiques de l'homme » (LEV I - S T R A USS).
Conclusion.
La mesure continue, certes, à jouer un rôle capital dans la connaissance scientifique, spécialement dans les Sciences physiques.
Même en ce
domaine cependant, elle n'est pas toute la science et il est excessif de dire : « C onnaître, c'est mesurer.
» A plus forte raison, ne suffit-elle pas dans les
autres domaines, même scientifiques.
Nulle part d'ailleurs, elle ne peut être appliquée mécaniquement et sans discernement : « Il faut réfléchir pour
mesurer, et non pas mesurer pour réfléchir » (BA C H E L A RD, OUV .
cité, p.
213).
>>> Second corrigé: http://www.devoir2philo.com/dissertations/102413.htm.
»
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