Commentez ce jugement de Renan sur le XIXe siècle et notamment sur la poésie romantique : « On mêlait trop la poésie à la réalité. La poésie est faite pour nous dépayser, pour nous consoler de la vie par le rêve, non pour déteindre sur la vie. » (Feuille
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Il s'agit de juger une Ecole littéraire, ou tout au moins une tendance à une époque donnée: donc ne pas hésiter à faire ici une introduction "historique". — ce qui, en principe, est de méthode assez dangereuse. Au début du XIXe siècle, il y a une crise dans la conception de la littérature. Alors que se prolongeait encore dans certains milieux littéraires la conception classique de la littérature ramenée à une technique et à des règles (cf. ce qu'était le lyrisme pour un poète néo-classique), les philosophes du XVIIIe siècle et, à leur suite, Mme de Staël, estimaient que' la littérature était une arme pour le progrès. Le romantisme, dès lors, comprit très vite qu'il ne pouvait pas être seulement une nouvelle École comme une autre, mais qu'il impliquait un bouleversement profond dans la conception même de la « chose littéraire » : sans reprendre une conception aussi utilitariste que celle de Mme de Staël, la plupart des artistes romantiques tombent à peu près d'accord pour voir dans la littérature une façon de transformer la vie. Sur le plan politique, sur le plan moral, sur le plan sentimental, l'homme de lettres devient celui qui veut imposer ses songes. Tel est exactement le sens de la critique que formule Renan en 1889, dans un Discours académique écrit cent ans après la Révolution française et dont il prit prétexte pour juger le siècle, et notamment le romantisme : « On mêlait trop la poésie à la réalité », non certes que le romantisme ait introduit trop de réalité dans la poésie, mais plutôt parce qu'il a voulu mettre trop de poésie dans la réalité, parce que l'ambition romantique fut de vivre la vie sur un rythme poétique. Pour Renan au contraire la poésie est un domaine pur: « La poésie est faite pour nous dépayser, pour nous consoler de la vie par le rêve, non pour déteindre sur la vie. » Nous sommes donc appelés moins à discuter de la poésie qu'à juger une certaine attitude littéraire, à voir jusqu'où on peut suivre Renan dans sa critique et, pour finir, à nous demander si cet idéalisme forcené n'amène pas, ne serait-ce que par sa stérilité, à revenir à une conception plus « active » de la littérature.
«
Commentez ce jugement de Renan sur le XIXe siècle et notamment sur la poésie romantique : « On mêlait trop la
poésie à la réalité.
La poésie est faite pour nous dépayser, pour nous consoler de la vie par le rêve, non pour
déteindre sur la vie.
» {Feuilles détachées.
Réponse au discours de Réception de Jules Claretie, 1889.)
Introduction
Il s'agit de juger une Ecole littéraire, ou tout au moins une tendance à une époque donnée: donc ne pas hésiter à
faire ici une introduction "historique".
— ce qui, en principe, est de méthode assez dangereuse.
Au début du XIXe
siècle, il y a une crise dans la conception de la littérature.
Alors que se prolongeait encore dans certains milieux
littéraires la conception classique de la littérature ramenée à une technique et à des règles (cf.
ce qu'était le
lyrisme pour un poète néo-classique), les philosophes du XVIIIe siècle et, à leur suite, Mme de Staël, estimaient que'
la littérature était une arme pour le progrès.
Le romantisme, dès lors, comprit très vite qu'il ne pouvait pas être
seulement une nouvelle École comme une autre, mais qu'il impliquait un bouleversement profond dans la conception
même de la « chose littéraire » : sans reprendre une conception aussi utilitariste que celle de Mme de Staël, la
plupart des artistes romantiques tombent à peu près d'accord pour voir dans la littérature une façon de transformer
la vie.
Sur le plan politique, sur le plan moral, sur le plan sentimental, l'homme de lettres devient celui qui veut
imposer ses songes.
Tel est exactement le sens de la critique que formule Renan en 1889, dans un Discours
académique écrit cent ans après la Révolution française et dont il prit prétexte pour juger le siècle, et notamment le
romantisme : « On mêlait trop la poésie à la réalité », non certes que le romantisme ait introduit trop de réalité dans
la poésie, mais plutôt parce qu'il a voulu mettre trop de poésie dans la réalité, parce que l'ambition romantique fut
de vivre la vie sur un rythme poétique.
Pour Renan au contraire la poésie est un domaine pur: « La poésie est faite
pour nous dépayser, pour nous consoler de la vie par le rêve, non pour déteindre sur la vie.
» Nous sommes donc
appelés moins à discuter de la poésie qu'à juger une certaine attitude littéraire, à voir jusqu'où on peut suivre Renan
dans sa critique et, pour finir, à nous demander si cet idéalisme forcené n'amène pas, ne serait-ce que par sa
stérilité, à revenir à une conception plus « active » de la littérature.
I La « maladie littéraire » du romantisme
Isoler tout de suite ce qui est l'objet de la critique de Renan, en pensant à la date de 1889 et à toutes les critiques
qu'un Maurras.
un Pierre Lasserre allaient lancer contre le romantisme, ne faisant d'ailleurs en cela que reprendreles condamnations d'un Flaubert, par exemple, dans Madame Bovary.
1 Le «mal du siècle» ou la comédie du génie.
Ce que tous condamnent, c'est une illusion dont les écrivains auraient
été victimes sur eux-mêmes et sur le monde, leur incapacité à regarder la vie comme elle est, leur tendance à se
raconter des histoires à propos d'eux-mêmes, leurs mensonges sur eux, ce « vague des passions » qui leur
permettait de jouer un certain personnage, de se croire l'homme du Destin; ce qui est mis en question, c'est en
somme le byronisme et, plus tard, le bovarysme.
Chez tous ces écrivains, la poésie a eu le tort de déteindre sur leur
vie, et d'y mettre un certain mensonge.
Sur le plan individuel, c'est cette maladie littéraire par laquelle on se croit
obligé de vivre comme on écrit, d'aller en amants à Venise, comme Musset et Sand, parce qu'on a écrit de jolis
poèmes sur l'Espagne et l'Italie, et surtout d'imiter Musset et George Sand en allant après eux à Venise, amants
pour qui ce fut bien souvent le premier acte d'une séparation, parce que le voyage de Venise était en réalité le
refus de voir la vie comme elle est.
Voilà à quoi pense Renan.
Flaubert consacrera tout un livre à dénoncer le mal en
question : Madame Bovary, c'est celle qui veut vivre les aventures littéraires des héros de romans romantiques;
c'est une conception de la poésie interdisant de regarder la vie dans sa réalité parce que la poésie déteint sur la
vie.
Cela mène au suicide: suicide d'Emma Bovary après bien d'autres suicides, après celui de Werther ou de
Chatterton.
2 Les illusions politiques et sociales.
Mais cet aspect individuel de la question n'est pas celui qui semble le plus grave
à Renan.
Après tout, cette justification de la passion, ces mœurs un peu singulières, ces innombrables Madame
Bovary, tout cela n'est pas si important: dulcía vitia, morbus litterarius, dit Renan lui-même dans le Discours de
réception de Jules Claretie, — non sans quelque sympathie pour cette maladie qui caractérise aussi bien le XIIIe
siècle et ces innombrables chevaliers ou dames qui veulent vivre comme des héros de la Table Ronde que le XVIIe
siècle et les innombrables Javotte qui se prennent pour Astrée! Or Renan ne songe pas ici à les attaquer; là où la
critique de Renan prend son vrai poids, c'est quand elle s'applique à une certaine manière d'être politique et sociale.
3 Sur le plan social, le romantisme, c'est le désir de faire une réalité d'un certain nombre de rêves : l'écrivain est
celui qui revendique pour des rêves, rêves du prolétariat (Hugo), rêves de libération des femmes (George Sand,
Indiana, Lélia, Valentine), rêves des peuples opprimés à disposer d'eux-mêmes (Byron, Hugo, Lamartine, Musset et
leurs revendications pour la Grèce : cas typique à analyser, car ils partent d'un rêve poétique, celui de la Grèce
antique, « mère de l'harmonie », pour essayer dans la réalité d'agir sur le sort de la Grèce).
b) Sur un plan plus
proprement politique, le romantisme, c'est l'espérance démocratique qui amènera un Lamartine à la « campagne des
banquets » dans les années 1846 à 48, c'est la politique du même Lamartine en 48 (ses naïves générosités, par
exemple, sa « déclaration de paix au monde »), etc.
Bref, Renan dénonce cette espèce d'illusion de puissance que
tous les romantiques ont eue, comme quoi l'action pouvait être la sœur du rêve et la politique n'être que le
prolongement de la poésie.
Toute cette immense espérance de la première moitié du XIXe siècle, voilà ce que Renan
met en cause et du même coup, sur un plan plus littéraire, toute poésie qui croit pouvoir transformer le monde.
II La désillusion de la fin du siècle.
»
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