Comment la science favorise-t-elle l'idée de matière ?
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La science favorise le matérialisme.
Nous en avons vu la preuve logique en étudiant, avec le rationalisme, comment naît l'idée d'un
substrat des phénomènes, d'un ordre de choses et de causes « derrière » ou « dans » notre monde de perceptions.
Il nous faut expliquer
comment la science favorise la formation de l'idée de matière.
— I — Il y a d'abord un paradoxe dans cette constatation.
La science est en effet l'oeuvre de l'intelligence et du génie humain.
La vérité scientifique est un idéal ; l'esprit scientifique est un effort de
maîtrise de soi, d'esprit critique et logique, d'impartialité et d'exactitude, c'est-à-dire un ensemble de qualités morales; la culture
scientifique est un des éléments principaux de la vie spirituelle ; les réalisations de la science au même titre que les réalisations de l'art
sont des victoires de l'esprit humain.
Non seulement les sciences expliquent la nature et en augmentent l'intelligibilité, mais elles « forcent
la nature à aller jusqu'au bout de nos déductions mathématiques » comme dit Bachelard dans « Le Nouvel esprit scientifique ».
Les théories mathématiques les plus complexes, issues de la réflexion humaine, sont appliquées à la nature, suscitent des théories, puis
des inventions.
On peut vraiment dire que l'audace, l'imagination et l'ingéniosité des savants modernes ont depuis longtemps fait reculer
les bornes du fantastique et de l'irréalisable.
Le paradoxe est précisément que cette science, qui est un rayonnement de l'esprit et sa
gloire, aboutit le plus souvent à nier l'esprit.
— II — L'opération scientifique est une négation de l'esprit.
Par sa démarche même, la science aboutit à nier l'esprit, ou plus
exactement à le perdre de vue.
1 - Son souci fondamental est le souci d'objectivité ; or nous allons voir, en analysant cette intentionnalité sous ses deux formes
(objectivité de l'objet et attitude d'objectivité du sujet), qu'elle consiste essentiellement à mettre entre parenthèse l'esprit.
A — Objectivité de l'objet.
L'histoire des Sciences est le dépouillement progressif de l'objet, de tout ce qui pouvait être mêlé de subjectivité.
Les « tournants » les
plus importants furent :
a) l'élimination de l'anthropomorphisme de la pensée pré-logique et la découverte de la nature comme objet de science.
Etape accomplie
dès l'éveil de la science grecque (ex.
: l'École d'Hippocrate au Ve et au IVe siècle av.
J.-C.) ;
b) la constitution de la logique formelle, instrument de connaissance, avec Aristote ;
c) l'élimination de la finalité et des « formes substantielles » accordant à la nature des buts quasi-intentionnels.
Ce fut l'oeuvre du XVIe et
du XVIIe siècle, particulièrement de Pascal et de Descartes :
d) l'extension du mécanisme et la constitution du déterminisme (XVIIIe et XIXe siècles) ;
e) la théorie de la relativité qui élimine même de la science la position de l'observateur.
A travers toutes ces étapes se poursuit l'épuration de l'objet de science, c'est-à-dire l'élimination de la subjectivité et du point de vue
humain.
B — Objectivité du savant.
L'« esprit scientifique », tout en perfectionnant ses instruments mathématiques et techniques, consiste à éliminer de l'expérience
l'intervention personnelle du savant.
L'expérience scientifique est celle qui peut être refaite et vérifiée par tous les spécialistes de la science en question.
Elle est
universellement valable et nécessaire.
La liberté du savant, sa personnalité n'ont rien à faire dans le monde de la nécessité scientifique.
Certes, c'est le savant en tant que personnalité, volonté et liberté, qui institue l'expérience, qui y pense et qui la réalise, mais elle
disparaît instantanément dès que l'expérience commence.
Elle ne figure jamais dans l'équation finale ni dans la formule.
2 — Dans ce monde où l'esprit est toujours mêlé à la réalité, où la contingence, le hasard et la spontanéité se découvrent au même titre
que la nécessité, la science opère une séparation radicale et soigneuse.
Tout se passe comme si le savant se chargeait de tout ce qui
revient à la contingence et à la spontanéité, laissant subsister en face de lui la pure nécessité.
Prenons l'exemple des réalisations de la cybernétique.
Voici un robot, la tortue ou le renard électronique, présenté par son inventeur.
Il
est le produit d'un travail, d'une réflexion, d'un art, d'une technique et d'une science consommée, il est le résultat de l'imagination libre,
de l'intelligence des possibles, du calcul minutieux de tout ce qui va être, plus tard, le comportement du robot, bref ce qui devrait frapper
d'abord dans la vue du robot, c'est le génie inventif de son auteur; mais pas du tout.
L'auteur présente sa réalisation comme le résultat
du jeu des lois de la nature et du déterminisme scientifique, il se retire de son oeuvre, et celle-ci, réduite à l'objectivité, paraît empreinte
de la stricte nécessité.
Le comportement du robot, si semblable à celui des hommes et des animaux, va, de ce fait, entraîner la conviction
que tout le comportement animal et humain est l'effet d'une machine de même nature.
Au lieu de célébrer l'esprit de l'inventeur, on dira
que toute la physiologie et toute la pensée sont des applications des lois de l'électronique.
En même temps que la liberté des savants disparaît de l'équation du monde, leur responsabilité s'évanouit.
L'univers sans âme qu'ils
construisent finira par écraser l'humanité.
Le génie de l'homme semble, de ce fait, s'attacher à sa perte ; sa liberté et sa responsabilité
poursuivent sans trêve leur propre négation.
Des savants commencent à s'en émouvoir (déclaration d'Einstein par exemple), et des
philosophes dénoncent depuis beaucoup plus longtemps cette inhumanité, ou cette déshumanisation tragique du réel.
Bergson demande, dans l'Évolution créatrice (Remarque» finales.
Mécanique et Mystique), si « l'humanité ne serait pas vouée à une
matérialité croissante, car le progrès de la science ne s'arrêtera pas ».
Dans la conception philosophique de Bergson, la science en effet
matérialise l'Univers et risque de matérialiser l'Humanité, (l'est contre ce risque qu'il demande un effort compensatoire de spiritualisation
si les hommes veulent éviter d'habiter un monde technocratique de robots.
C'est cet univers que Aldous Huxley a décrit dans une satire féroce Le meilleur des Mondes (1932), à peu près à l'époque où Duhamel
écrivait, sur un autre ton mais dans le même sens, Les Abattoirs de Chicago, quelques années avant La vingt-cinquième heure, de
Georghiu.
De nombreuses oeuvres littéraires se sont ajoutées aux ouvrages philosophiques pour dénoncer devant l'humanité le péril de la
science.
De nos jours, après la barbarie scientifique des guerres récentes (techniques de génocide chez les hitlériens, bombe atomique
d'Hiroshima, bombes au napalm, attaques au lance-flamme, et toutes les variétés de mines, de torpilles, de rockets, et de fusées
cherchant elles-mêmes leur objectif), et peut-être à cause de l'anxiété collective que provoque la perspective d'une guerre encore plus
scientifique, l'humanité vit sous la pression des techniques qui envahissent toute l'existence et sidèrent la pensée (radio, télévision,
publicité, journaux, cinéma, action psychologique et subversion)..., en attendant le lavage de cerveau..
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