Aide en Philo

Comment distinguons-nous l'imaginaire du réel ?

Extrait du document

« Comment distinguons-nous l'imaginaire du réel ? Dans notre conscience se déroule parallèlement une double série de représentations : il y a d'abord la série de ce qui se passe devant nous et dont nos sens, surtout la vue, nous informent; ensuite, la série des spectacles que notre imagination se donne à elle-même, en marge ou dans l'intervalle des représentations résultant d'impressions sensorielles. Ainsi, je suis actuellement occupé à rédiger ma dissertation : je vois devant moi une feuille de papier blanc sur laquelle plusieurs lignes sont déjà tracées, quelques livres, ouverts sur la table, d'autres rangés sur des rayons; j'ai un vague sentiment du tic lac du réveil et de la douce chaleur que le radiateur répand dans la chambre...

Puis, je m'arrête et ma pensée «.'évade * je me trouve transporté devant le magasin de mon libraire, fouetté par un vent qui vient de balayer des champs de neige; un coup d'oeil rapide aux nouveautés exposées à la devanture et j'entre; je me heurte à quelques clients inconnus — vagues silhouettes dont la physionomie m'échappe — mes yeux cherchent l'employé qui s'occupe habituellement de moi; le voilà; je le vois avec sa blouse grise de travail, avec le coup d'oeil d'intelligence qui accueille un client familier. Et cependant je ne m'y trompe pas.

Si ma pensée s'est échappée, je sais que je suis resté à mon bureau.

Seuls les objets qui me sont donnés dans la première série de représentations — la feuille de papier, les livres, Je réveil...

— sont réels pour moi.

La 'seconde série de représentations n'est qu'imaginaire.

Comment parvenons-nous à ne pas nous faire illusion et à distinguer l'imaginaire du réel ? I.

Le simple bon sens aurait vite découvert le moyen qui nous permet de ne pas confondre les représentations imaginaires avec celles qui correspondent à la réalité : le réel nous est donné par la sensation; dans la sensation, en effet, nous éprouvons l'action directe de l'objet sur les terminaisons sensorielles : par suite, chaque fois qu'une représentation est provoquée par l'excitation d'un organe sensoriel, elle correspond à un objet réel.

Au contraire, l'imaginaire est indépendant des sensations actuelles.

Ainsi, cette feuille de papier est réelle, puisque je la vois seulement quand mes yeux sont tournés de son côté et qu'elle disparaît pour moi si je regarde par la fenêtre; le tic tac de mon réveil est une réalité, et non une pure imagination, car si je bouche mes oreilles ou si je vais me promener dans le couloir, je ne l'entends plus.

Au contraire, je n'avais pas besoin, tout à l'heure, pour voir de ma chambre la librairie où je fais habituellement mes achats, de donner à mon regard une direction déterminée; bien plus, dans ce cas, la vision semble plus nette si je ferme les yeux : c'est donc que cette librairie n'est pas une réalité présente devant moi; je n'en possède qu'une image mentale. La réponse du bon sens satisfait à première vue.

Mais, au fond, elle ne fait que déplacer la difficulté : la sensation est un signe du réel; mais A quoi reconnaissons-nous que nous avons une sensation et non une pure représentation imaginaire ? En effet, si je puis me représenter un objet qui p'a d'existence que dans mon esprit, je puis aussi me représenter que j'entends et que je regarde bien que, au même instant, aucune vibration sonore ne frappe mon tympan et que j'aie les yeux fermés.

N'est-ce pas ce qui se passe dans le rêve ? Comment m'assurer que la sensation du tic tac de mon réveil est plus réelle que les paroles de l'employé de la librairie, que la sensation de la chaleur que le radiateur répand dans ma chambre n'est pas imaginaire comme celle du vent glacial que je sentais souffler dans la rue ? A cette question, on fait une réponse devenue classique, dont le principe a été posé par Hume et précisé par Taine : normalement — nous laissons de côté les cas d'hallucination, qui n'entrent pas dans notre sujet — il y a entre la sensation et l'image une différence de vivacité et de netteté.

La sensation est un « état fort » : elle produit une impression plus intense; elle nous donne l'objet avec toutes ses qualités susceptibles d'affecter notre système sensoriel, sa couleur, sa forme, ses mouvements...

L'image est un « état faible » : elle n'impressionne que légèrement, et la représentation qu'elle nous donne se réduit à quelques traits vagues. La distinction entre le réel et l'imaginaire résulterait donc d'une comparaison inconsciente entre la sensation et l'image. Une comparaison de ce genre interviendrait aussi pour distinguer les uns des autres les divers degrés de l'imaginaire et du réel. Il n'y a pas, en effet, entre le réel proprement dit — c'est-à-dire ce qui est l'objet d'une sensation actuelle, comme cette feuille — et l'imaginaire pur — c'est-à-dire une représentation qui ne devrait rien à la sensation — une séparation nette : on passe insensiblement du réel à l'imaginaire; le réel et l'imaginaire se compénètrent dans nos représentations.

D'abord, entre le réel et l'imaginaire, il y a le souvenir : le souvenir, c'est de l'imaginaire, puisque l'objet qu'il représente n'est pas une donnée actuelle des sens; mais c'est en même temps du réel, puisqu'il résulte d'une sensation produite autrefois par cet objet.

Ensuite, entre la perception et le souvenir, il n'y a pas une séparation bien nette : les souvenirs collaborent si activement à la perception qu'on a pu dire que « percevoir n'est guère qu'une occasion de se souvenir ».

Quant à la distinction entre la mémoire et l'imagination, elle est encore plus artificielle : les éléments au moyen desquels se forment les images, ce sont les souvenirs, et nous savons qu'on passe insensiblement du témoignage critique au récit enjolivé et à la pure invention. C'est une comparaison rapide et inconsciente qui nous permettrait de discerner, d'abord la perception du souvenir, ensuite le souvenir des créations de notre imagination. La perception est plus vive et plus nette que le souvenir.

Dans la perception, l'objet s'impose à nous avec une force beaucoup plus grande.

Tandis que, me rappelant la devanture de mon libraire, je puis remplacer cette représentation par celle de la banque voisine, il m'est impossible de ne pas voir une feuille blanche tant que mes yeux sont dirigés vers elle. Ensuite, la perception est plus nette : des livres que j'ai devant moi, je puis voir la teinte, la dimension, la hauteur exactes; je puis les compter sans crainte d'en oublier.

Puis-je arriver à une telle précision pour les livres aperçus à un étalage, aurais-je passé des heures à en fixer l'image ? Le souvenir, de son côté,-est plus vif et plus net que la simple image élaborée dans mon esprit.

Les châteaux en Espagne qui peuplent nos rêves ont des formes vagues et fluentes : nous pouvons successivement les percher sur un promontoire dominant une vallée ou les blottir au milieu des bois qui couvrent les flancs d'une montagne; les tours peuvent, à volonté, être rondes ou carrées, se terminer par une terrasse ou par un toit conique.

Le souvenir ne nous laisse pas la même liberté : il résiste à l'effort que nous faisons pour le modifier; cette résistance nous fait sentir l'image comme un « état faible » en comparaison de la représentation conservée par la mémoire. C'est donc en les comparant les uns aux autres que nous distinguerions les différents degrés du réel et de l'imaginaire.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles