Comment définir le rapport entre technique et politique?
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Introduction
La politique fait-elle l'objet d'une technique ? Relève-t-elle d'une sorte de savoir-faire ou d'une teknè qui pourrait s'enseigner ?
L'expression « sciences politiques » tendrait à nous le faire accroire.
Mais ne peut-on faire valoir, au contraire, que la politique est
incommensurable à la technique ? En effet, affirmer que la politique n'est qu'un savoir-faire parmi d'autres, n'est-ce pas courir le risque
d'assujettir celle-ci à la technique et, par conséquent, de dissoudre toute politique possible dans un écheveau de considérations
techniques ?
Première partie
- Mythe de Prométhée : ce dernier apporte aux hommes « les arts (teknè) et le feu », mais il leur manque la « science politique ».
Zeus
leur accorde alors la « pudeur (αίδώς ; aidôs) et la justice (δίκη ; dikè) ».
Mais si les teknè sont accordées parcimonieusement (l'art de
la médecine n'étant donné qu'à certains), la pudeur et la justice sont accordées à tous.
C'est ainsi que dans l'agora, si l'on demande
l'avis de l'architecte pour ce qui concerne l'architecture, tous peuvent parler lorsqu'il s'agit de politique (cf.
Platon, Protagoras, §11 et
12, 320c-323d).
- Dès lors, la politique se distingue de la technique.
Si elle est savoir, il s'agit d'un savoir général, celui du Bien.
Elle se caractérise en
effet par la recherche de l'intérêt général, donc du bien de la polis (cité).
Aussi, si la politique est liée à la morale, elle se distingue de
toute compétence technique particulière : elle ne vise pas la survie, mais au « bien vivre ».
Platon fonde ainsi sa conception des « roisphilosophes » (cf.
La République, V, 473a-474a).
- Les techniques déterminées doivent donc être subordonnées à la politique, qui vise non pas un bien particulier, mais celui de la cité
(Platon).
Mais cette approche n'est-elle pas dépassée par les progrès de la science moderne et des techniques ? La politique ne fait-elle
pas désormais l'objet de techniques particulières (sondages, « statistique », démographie, économie, sociologie, « sciences politiques »,
etc.), qui aboutissent au renversement de la hiérarchie entre technique et politique, ou encore entre travail, œuvre et action (telle que
décrite par Hannah Arendt dans La Condition de l'homme moderne) ? N'assiste-t-on pas là, comme ailleurs, à l'essor de la technique et
à sa prédominance sur toutes les activités sociales ?
Deuxième partie
- Plus encore : les enjeux techniques eux-mêmes ne prédominent-ils pas désormais sur les questions politiques ? Le remplacement des
vieilles élites nourries à l'humanisme des Lumières par les ingénieurs et les énarques, la dévalorisation des humanités au profit de
« sciences » plus « utiles », telles que l'économie, ne vérifient-ils pas les prophéties d'Auguste Comte (« âge du positivisme ») ?
- Nonobstant le caractère utile des techniques modernes, assujettir la politique au règne positiviste des « technocrates » apparaît soit
comme un leurre vérifiant plutôt les prophéties de Nietzsche au sujet du nihilisme menaçant les sociétés industrielles, soit comme un
voile idéologique visant à masquer la neutralisation du débat politique par l'argument d'autorité, hier fourni par l'Eglise, aujourd'hui par
la Science (cf.
Isabelle Stengers, Sciences et pouvoirs, La Découverte, 2002).
Les enjeux politiques ne sauraient en effet être tranchés
par de simples considérations techniques, d'autant plus que les questions ayant trait à la technique relèvent elles-mêmes de
considérations politiques (pourquoi favoriser telle ou telle technique ?).
Si Max Weber souligne ainsi les processus de rationalisation à
l'œuvre dans la Modernité, ainsi que l'utilité des appareils bureaucratiques et de la constitution d'une classe de fonctionnaires loyaux et
efficaces, réduire la politique à cette « machine », sans disposer de véritables politiques étant animés d'une passion pour une « cause »
(ce qu'il appelle la « vocation » de politique), conduit nécessairement au règne de la médiocrité et du cynisme (Le Savant et la
politique, La Découverte, 2003, pp.180-185).
- Si une part du politique semble pouvoir être « rationalisée », conduisant à un usage et à une puissance accrue de la technique, on ne
peut raisonnablement croire que la politique sera, à l'avenir, absorbée par la technique (comme le croyait par exemple
Engels prophétisant l'euthanasie de l'Etat : « Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction
des opérations de production.
L'Etat n'est pas « aboli ».
Il s'éteint.
» in Anti-Dühring (1877), Ed.
Sociales, 1972, p.318).
En effet, la
politique, au contraire de la technique, ne prétend pas être « neutre » : les questions politiques comportent des dimensions affectives et
morales qui échappent à tout règlement technique.
Exemple : la construction d'un barrage ne relève pas que de considérations techniques.
Certes, l'ingénieur sait le construire, mais quid
des effets à court ou long terme sur la vallée, comment convaincre les populations d'évacuer leurs maisons, etc.
? Le politique arbitre
ici entre ces différents intérêts, entre ces savoirs et ces techniques parfois antagonistes (savoir-faire de l'ingénieur, prédictions sur les
effets sur l'environnement ou le tourisme, conséquences psycho-sociales sur la population locale, pouvant elles-mêmes mener à un
malaise minant durablement l'économie de la vallée, qu'on voulait précisément développer par le barrage…).
Conclusion
Malgré les progrès de la science moderne et une inversion idéologique des rapports entre la vita contemplativa et la vita activa (H.
Arendt), le politique appartient à un domaine incommensurable à celui de la technique.
Certes, la politique est assujettie au processus
de « rationalisation » décrit par Weber : usage accru des techniques propres au champ politique (sondages, économie, etc.) d'un côté,
surévaluation sociale et morale des savoirs et techniques particulières qui détrônent la prééminence séculaire des humanités.
Ces deux aspects expliquent l'importance contemporaine des « technocrates », lesquels prétendent précisément régler les questions
politiques en les réduisant à de simples considérations techniques.
C e faisant, ils ne font qu'escamoter le débat démocratique
concernant des enjeux qui regardent tout le monde, s'exposant ainsi à des réactions au mieux indifférentes voire méprisantes, au pire
violentes.
Or ces réactions affectives qui peuvent aller jusqu'à la violence montrent précisément que même là où la technique semble
avoir subjugué entièrement la sphère du politique, celle-ci fait fatalement retour au sein de la cité.
Que ce soit dans notre « village
global » ou dans la cité grecque, le politique reste un art général, faisant appel à la fois aux affects et à la raison, impossible à réduire
à une technique particulière..
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