« C'est vrai puisque je l'ai vu ! » ?
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«
Ce sujet nous invite à mettre en question la croyance largement répandue qui s'énonce sous la forme : « c'est vrai puisque je l'ai vu ».
Une telle formule
signifie que l'expérience sensible d'une chose est la condition d'un savoir qui peut prétendre au caractère de la vérité.
C'est pour autant que nous aurons vu
une chose que nous pourrons affirmer avec certitude, d'une part, que cette chose existe, et d'autre part, qu'elle a telle ou telle propriété.
Le mot vrai dans ce contexte a deux sens : une chose est dite vraie en tant qu'elle existe.
L'expérience de cette chose nous assure en effet d'abord qu'elle
est bien réelle, qu'elle existe de manière assurée.
Mais il signifie également que cette chose a des propriétés particulières que nous constatons et qui sont
conformes à ce qu'on nous en avait dit.
En effet, la formulation du sujet implique qu'un discours sur une chose a été tenu en amont de l'expérience sensible,
et que celle-ci est le moyen de vérifier le discours prédiquant d'une chose son existence et des particularités.
Le problème au cœur de ce sujet est de déterminer si l'expérience sensible est un critère suffisant pour confirmer l'existence d'une chose et l'effectivité des
propriétés qui sont prédiquées d'elle.
I.
Le critère de l'expérience sensible : un jalon sur le chemin du progrès scientifique
a.
La vision cosmologique du monde : « c'est vrai mais je n'ai rien vu »
Il n'a pas toujours été évident que l'expérience sensible soit le critère de la vérité : jusqu'au seizième siècle, une vision cosmologique de l'univers dominait,
consistant à poser une analogie des différents espaces de l'univers, et à rapprocher pour les comparer des espaces absolument distincts.
C 'est ce que fait
le géographe et voyageur André Thevet dans sa Cosmologie Universelle, où il produit un discours sans avoir rien vu des pays dont il parle.
b.
Le critère de l'autopsie comme progrès de la scientificité
Contre cette conception du monde, s'est progressivement affirmée une autre grille de lecture qui consiste à fonder la vérité d'un discours sur l'expérience
sensible, le fait d'avoir vu ce dont on parle.
C'est ce que fait Jean de Léry dans son Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, qui défend le critère de
l'autopsie (la vue d'une chose par soi même) : parler d'une chose avec le caractère du vrai, c'est d'abord l'avoir vue soi même.
« C'est ainsi parler de science,
c'est-à-dire de vue et d'expérience » comme l'écrit Léry.
Par conséquent, le critère de l'expérience sensible a pu constituer un jalon sur le chemin du progrès
scientifique, en tant qu'il se substitue à une vision cosmologique de l'univers.
II.
Le critère de l'expérience sensible ne peut fonder la vérité d'un discours
a.
L'entrée de la connaissance dans l'ère du douteux
Cependant, l'expérience sensible est-elle un critère suffisant pour affirmer la vérité d'une chose ? Descartes dans les Méditations Métaphysiques nous
montre que nous pouvons tenir une chose pour vraie parce que nous l'avons vue et nous tromper néanmoins : qui nous
dit que sous ces chapeaux qui se meuvent dans la rue, il n'y a pas des spectres et non des hommes ? V oir une chose
n'est donc pas suffisant pour la juger vraie (c'est-à-dire, existante ou dotée de telles caractéristiques déterminées).
b.
L'expérience sensible : un instrument réfracteur plutôt qu'un outil de la connaissance
Par ailleurs, la science moderne n'a pas manqué de remarquer que le critère de l'expérience sensible pouvait non
seulement être insuffisant pour fonder la vérité d'un discours, mais également trompeur, nous induire en erreur.
Pensons
par exemple à la démarche de l'ethnographe qui se transporte dans une tribu pour l'explorer : son regard, formé en
Europe, par exemple, ne risque-t-il pas de déformer l'objet sur lequel il se pose ? On ne peut dire : « C'est vrai puisque
je l'ai vu », car il se peut que voir une chose la rende différente de ce qu'elle est en vérité, en raison du pouvoir
réfracteur de l'œil.
III.
a.
Le critère de l'expérience sensible : un « préjugé populaire » à bannir
La vérité est souvent contrintuitive
En définitive, nous nous demanderons si le critère de l'expérience sensible, loin d'être un fondement possible de la
vérité d'un discours, ne serait pas au contraire un préjugé populaire à bannir.
En effet, la vérité est souvent
contrintuitive, le vrai est souvent distinct de ce que nous percevons.
Par exemple, nous croyons voir la terre immobile
et le monde tourner autour d'elle, alors que la vérité est strictement inverse.
Dans La vie de Galilée, Bertolt Brecht
restitue la réception incrédule de la théorie contrintuitive du mouvement terrestre :
UN MOINE, joue la comédie : J'ai le vertige.
La terre tourne trop vite.
Permettez que je me retienne à vous professeur.
Il fait semblant de chanceler et se
jette sur le savant.
LE SAVA NT, jouant le même jeu : Oui, aujourd'hui elle est encore une fois complètement saoule, la vielle.
Il se retient à un autre.
LE MOINE.
Arrêtez ! Arrêtez ! Nous glissons ! A rrêtez vous dis-je ! ».
(La vie de Galilée, tableau 6, p.
62).
b.
Le philosophe doit s'affranchir des apparences données par l'expérience sensible
Nietzsche est celui qui a le mieux mis en évidence que le critère de l'expérience sensible est un préjugé populaire, que
nous l'acceptons intuitivement, alors qu'il ne fait que nous induire en erreur.
« [La physique] a pour alliés les yeux et les doigts, elle a pour alliée l'évidence visuelle et tactile : sur une époque au
goût fondamentalement plébéien, cela exerce une influence ensorcelante, persuasive, convaincante – cela se conforme
en effet instinctivement au canon de la vérité qui est celui de l'éternel sensualisme populaire.
Qu'est-ce qui est clair,
qu'est-ce qui « explique » ? Seulement ce qu'on peut voir et toucher- c'est jusqu'à ce point que tout problème doit être
amené ».
(Par delà bien et mal, paragraphe 14).
D'après Nietzsche, les sciences doivent s'affranchir du préjugé dus à l'apparence sensible et douter de tout,
conformément au principe du doute hyperbolique que Descartes a énoncé mais non appliqué.
Conclusion :
A première vue, nous pouvons dire « C'est vrai puisque je l'ai vu » : l'expérience sensible comme critère de vérité
représente effectivement un progrès scientifique par rapport à la vision cosmologique du monde.
Mais ce critère est
insuffisant, car il peut nous conduire à reconnaître pour vrai ce qui doit demeurer douteux ; et, allant plus loin, il est à
rejeter car la vérité est souvent contrintuitive et l'expérience sensible le moyen de propager des « préjugés
populaires »..
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