Bernard: La science a-t-elle le monopole de la vérité ?
Extrait du document
Si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de ceux
d'un mathématicien, il serait dans la plus grande des erreurs et il
serait conduit aux conséquences les plus fausses. C'est
malheureusement ce qui est arrivé et ce qui arrive encore pour les
hommes que j'appellerai des systématiques. En effet, ces hommes
partent d'une idée fondée plus ou moins sur l'observation et qu'ils
considèrent comme une vérité absolue. Alors ils raisonnent logiquement
et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en conséquence, à
construire un système qui est logique, mais qui n'a aucune réalité
scientifique. Souvent les personnes superficielles se laissent éblouir
par cette apparence de logique, et c'est ainsi que se renouvellent
parfois de nos jours des discussions dignes de l'ancienne scolastique.
Cette foi trop grande dans le raisonnement, qui conduit un
physiologiste à une fausse simplification des choses, tient d'une part
à l'ignorance de la science dont il parle, et d'autre part à
l'absence du sentiment de complexité des phénomènes naturels. C'est
pourquoi nous voyons quelquefois des mathématiciens purs, très grands
esprits d'ailleurs, tomber dans des erreurs de ce genre ; ils
simplifient trop et raisonnent sur des phénomènes tels qu'ils les font
dans leur esprit, mais non tels qu'ils sont dans la nature.
Le
grand principe expérimental est donc le doute, le doute philosophique
qui laisse à l'esprit sa liberté et son initiative, et d'où dérivent
les qualités les plus précieuses pour un investigateur en physiologie
et en médecine. Il ne faut croire à nos observations, à nos théories
que sous bénéfice d'inventaire expérimental. [...] En un mot, le
savant qui veut trouver la vérité doit conserver son esprit libre,
calme, et, si c'était possible, ne jamais avoir, comme dit Bacon,
l'oeil humecté par les passions humaines. Dans l'éducation
scientifique, il importerait beaucoup de distinguer [...] le
déterminisme qui est le principe absolu de la science d'avec les
théories qui ne sont que des principes relatifs auxquels on ne doit
accorder qu'une valeur provisoire dans la recherche de la vérité.
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