Berkeley, 3e dialogue entre Hylas et Philonous, Oeuvres, Aubier, t. II, traduction Leroy
Extrait du document
«
Hylas.
— Ne peut-il y avoir rien de plus clair que vous voulez changer toutes les choses en idées ?
Vous, dis-je, qui ne rougissez pas de m'accuser de scepticisme! C'est si clair qu'on ne peut le nier.
Philonous.
— Vous vous trompez.
Je ne veux pas transformer les choses en idées, je veux plutôt
transformer les idées en choses ; car les objets immédiats de la perception qui, d'après vous sont
seulement les apparences des choses, je les tiens pour les choses réelles elles-mêmes.
Hylas.
— Des choses! Vous pouvez soutenir ce qui vous plaît ; mais certainement vous ne nous
laissez rien que les formes vides des choses, l'extérieur seulement qui frappe les sens.
Philonous.
—
Ce que vous appelez les formes vides et l'extérieur des choses, cela me paraît les choses ellesmêmes...
Nous nous accordons tous deux sur ce point que nous percevons seulement des formes
sensibles, mais nous différons sur cet autre : vous soutenez que ce sont des apparences vaines et
pour moi ce sont des êtres réels.
Bref vous ne vous fiez pas à vos sens ; moi je m'y fie.
Hylas.
— Vous croyez vos sens, dites-vous ; et vous semblez vous féliciter parce que vous êtes
d'accord sur ce point avec l'opinion courante.
D'après vous, les sens découvrent la véritable nature
d'une chose.
S'il en est ainsi : d'où vient qu'ils ne sont pas d'accord? Pourquoi la forme, pourquoi les
autres qualités sensibles ne restent-elles pas identiques quand on les perçoit de toutes sortes de
manières ? Et pourquoi devons-nous employer un microscope pour mieux découvrir la véritable
nature d'un corps, si celle-ci se découvrait à l'oeil nu?
Philonous.
— A parler strictement, Hylas, nous ne voyons pas le même objet que nous touchons, et
l'objet qu'on perçoit au microscope diffère de celui qu'on percevait à l'oeil nu.
Mais si l'on avait estimé
que chaque variation suffisait à créer une nouvelle espèce ou un nouvel individu, la quantité infinie et
la confusion des noms aurait rendu le langage impossible.
Aussi pour l'éviter...
on a uni plusieurs
idées, saisies par différents sens, ou par le même sens à divers moments ou en diverses
circonstances, mais qui, a-t-on remarqué, ont pourtant quelque connexion dans la nature soit
qu'elles coexistent, soit qu'elles se succèdent ; toutes ces idées, on les rattache à un seul nom et on
les considère comme une seule chose...
» (Berkeley, 3e dialogue entre Hylas et Philonous, Œuvres,
Aubier, t.
II, traduction Leroy.)
Berkeley : « Etre, c'est être perçu »
Cette formule de Berkeley peut sembler surprenante puisqu'elle consiste à n'accorder de réalité qu'à ce que
nous percevons.
Dire « Etre c'est être perçu », c'est affirmer que rien n'existe en dehors de l'esprit, que toute
réalité est un esprit qui perçoit.
Nous avons commencé par noter que la perception est cette activité de
l'esprit qui rassemble, qui collecte, or c'est justement la raison pour laquelle Berkeley ne va accorder de réalité
qu'à ce qui est perçu.
En effet, il est impossible de séparer, d'isoler une idée des sensations que nous
éprouvons.
Par exemple, on ne peut pas parvenir à se représenter l'étendue (ce qu'on se représente étendu
dans l'espace) dépourvue de couleur, de même nous ne pouvons pas nous représenter la matière
indépendamment d'une certaine forme, d'une certaine étendue, d'une certaine figure.
Tous les éléments qui
composent notre univers, que l'on pense à la couleur, la saveur, l'étendue, le mouvement…n'ont aucune
existence en dehors de la perception que nous en avons.
L'étendue n'est ni grande ni petite, le mouvement
n'est ni lent, ni rapide, ils ne sont donc rien ; de même je ne puis former l'idée d'un corps étendu qui est en
mouvement sans lui donner aussi une couleur.
Quand nous pensons que la matière ou l'étendue existent seules,
nous nous laissons abuser par les mots, par le langage.
Berkeley va répondre à un problème (le problème de
Molyneux), qui a suscité de nombreux débats, et qui consistait à se demander si un aveugle né, recouvrant
subitement la vue, pourrait discerner visuellement le cube et la sphère qu'il sait déjà discerner par le toucher.
Or, ceci serait possible si notre perception nous livrait l'étendue géométrique abstraite, mais une description
des processus de la vision montre qu'il n'en est rien, car nous éprouvons à tout instant l'incommunicabilité des
idées visuelles et des idées tactiles.
L'illusion selon laquelle il y aurait une idée commune à la vue et au
toucher, une idée abstraite d'étendue vient de l'emploi de mots.
Le langage nous fait croire, à tort, à
l'existence d'entités abstraites, mais il n'y a pas de réalité en dehors de la perception.
Mais alors, si la matière
comme substrat, comme réalité indépendante, est une pure illusion, qu'est-ce qui fait que les objets qui
tombent sous nos sens demeurent là, même quand nous fermons les yeux, même quand nous ne sommes plus
là ? Berkeley va alors faire appel à l'existence de Dieu, c'est-à-dire un esprit qui soutient le tout, et qui permet
de penser l'unité du monde.
Présentation du texte
Il suffit de présenter les deux personnages du dialogue dont les noms symbolisent les doctrines.
Hylas, cela
veut dire en grec « matière ».
Hylas est matérialiste au moins en ce sens qu'il affirme l'existence des objets
matériels.
Les apparences sensibles, les formes, les couleurs, ne sont que la manière dont les objets matériels
du monde, dont les choses, nous apparaissent.
Il y a des choses réelles cachées sous les apparences.
Par
exemple, ce grand rectangle vert qui m'apparaît est une porte.
Et il y a réellement une porte, là, devant moi.
Je m'en apercevrai en me cognant contre elle.
Philonous dont le nom signifie en grec « ami de l'esprit »
(Berkeley 1685-1753 avait d'abord enseigné le grec à Trinity College), c'est l'immatérialiste qui est dans ces
dialogues le porte-parole de Berkeley.
Pour lui la matière n'existe pas ! Cette porte haute et solide, peinte en
vert, à laquelle je me suis cogné douloureusement n'est pas du tout une chose matérielle qui existerait en
dehors de mes sensations.
Elle n'est qu'une somme de représentations mentales, un ensemble d'idées ! Sa
forme, l'étendue qu'elle occupe sont des sensations ; sa couleur verte une sensation visuelle, le contact de ma.
»
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