Bergson: Langage et généralité
Extrait du document
«
"Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous
bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.
Cette
tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du
langage, car les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous
des genres.
Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus
commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en
masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà
derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même.
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos
propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de
personnel, d'originalement vécu.
Quand nous éprouvons de l'amour ou de
la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre
sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances
fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose
d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes,
tous musiciens.
Mais, le plus souvent, nous n'apercevons de notre état
d'âme que son déploiement extérieur.
Nous ne saisissons de nos
sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter
une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes
conditions, pour tous les hommes.
Ainsi, jusque dans notre propre
individu, l'individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi des
généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres
forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est
choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses,
extérieurement aussi à nous-mêmes."
• Le problème posé par le texte
Le langage est-il un outil pour connaître le monde, et nous connaître nous-mêmes, ou est-il au contraire un
obstacle ?
• Le raisonnement
Bergson répond qu'il est un obstacle, un écran entre nous et le monde extérieur d'abord, et ensuite, plus
gravement encore, entre nous et nous-mêmes.
1 – Le langage ne permet, des choses extérieures, aucune connaissance directe, que Bergson présente dans ce
texte comme le modèle de la connaissance authentique.
Pourquoi ? Parce qu'il est " issu du besoin », c'est-àdire des nécessités de l'action, que Bergson oppose à la connaissance (laquelle est donc conçue comme
désintéressée).
Le langage est en effet constitué de mots généraux, qui nous permettent, comme des «
étiquettes », de reconnaître les objets et de nous en servir, mais qui, en ne notant d'eux que leur " fonction
commune » et leur e aspect banal », nous empêchent de les saisir en leur individualité propre.
2 – Le même argument vaut a fortiori pour la connaissance intime de nous-mêmes : le langage, parce qu'il est
fait de symboles généraux, ne permet aucune saisie de notre individualité, du caractère absolument original de
tel ou tel sentiment éprouvé.
Seul le langage des poètes, aux « mille nuances », rapprocherait d'une telle
connaissance, mais plus le langage est rationnel, plus il est propre à l'action, et moins il l'est à la connaissance
de soi.
Celle-ci est donc, au sens propre, ineffable, c'est-à-dire " non dicible ».
La connaissance vraie est au-delà
du langage.
3 – Il faut insister sur le fait que cette impuissance du langage du point de vue de la connaissance est, pour
Bergson, le revers de sa puissance du point de vue de l'action.
Il y a un usage légitime et efficace du langage
quand il s'agit — " pour notre plus grand bien », souligne le texte — d'agir sur les choses.
Mais il se transforme
en usage impropre quand il s'agit de connaître les choses, ou de nous connaître nous-mêmes.
• Rapprochements possibles et intérêt philosophique du texte
1 – Si le langage n'est pas un instrument de connaissance adéquat, le projet de construire une « langue bien
faite » est un projet insensé, puisqu'il attend du langage ce que, pour Bergson, il ne peut par nature pas
donner.
Entre Bergson et les philosophes qui posent les problèmes de la connaissance à partir du langage
(Wittgenstein, Russell, Carnap...), l'opposition est donc radicale.
2 – Que peut être, cependant, une connaissance ineffable ? Peut-on même penser hors des mots ? Bergson
affirme que le langage est superficiel (il ne décrit que l'aspect extérieur et public de sentiments intimes) et, donc,
que les mots sont d'autant plus décevants que les pensées sont plus profondes (l'exemple type est celui de
l'expérience amoureuse).
Mais on peut renverser l'argument.
Ainsi, Hegel montrait déjà que l'ineffable n'est pas
l'indice d'une plus grande profondeur ou authenticité, mais d'une plus grande confusion, voire d'un plus grand
vide de la pensée..
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