Bergson: La technique est-elle spécifiquement humaine ?
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Le travail peut-il être élevé au rang d'une valeur? Encore faudrait-il savoir si cette valeur, il la possède en lui-même, ou
si elle ne lui serait pas plutôt conférée de l'extérieur.
On peut ainsi penser qu'un travail n'a de valeur que relativement
à l'intention qui l'anime ou au sens qu'on lui donne.
Ainsi en va-t-il pour le travail comme vecteur d'intégration sociale :
est-ce par simple souci d'efficacité, ou afin de pouvoir contribuer à la société ? Pour soi ou pour les autres ?
Mais pour que l'homme puisse donner une valeur au travail, encore faut-il qu'il puisse le reconnaître comme une activité
qui lui est propre.
Sur ce plan, il est parfois difficile de distinguer le travail de l'activité instinctive de l'animal.
Sans
doute le travail humain comporte-t-il une part essentielle de réflexion, d'élaboration rationnelle, de choix, d'artifice, que
l'on ne reconnaît pas chez l'animal.
Mais cette différence doit sans doute être relativisée : est-elle si tranchée, si
radicale ? Ne reste-t-il pas, dans le travail humain, bien des aspects instinctifs ? La division du travail n'est-elle pas
déjà présente chez les animaux ? Il n'est pas sûr que ces différences soient vraiment décisives, qu'elles suffisent à
distinguer le travail humain du comportement animal.
L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle
qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer.
Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou
de sa propre nature humaine.
Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de
transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être
social.
Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de
sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel
cède la place au déterminisme social ou scientifique.
Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a
été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.
Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à
l'efficacité ?
Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini
comme une activité productive.
La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y
échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par
exemple la création artistique.
L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.
La
technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place
variable.
Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir
indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.
En ce sens,
sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.
Néanmoins, à
travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur
ce plan technique et travail sont solidaires.
La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus
efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins
bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.
L'homme contemporain se voit donc
confronté à des enjeux inédits et conséquents.
On ne peut voir dans le travail une activité qui serait séparée et isolable d'un contexte social précis dans lequel il
s'effectue, cette constatation valant aussi bien pour ses produits que pour les conditions dans lesquelles il s'effectue.
On constate de nos jours un affaiblissement de la valeur sociale et économique du travail, qui ne semble pas tellement
provenir d'une dégénérescence qui lui serait propre, comme s'il avait perdu toute utilité, mais plutôt du modèle de
civilisation, de la culture moderne, en particulier la domination inconditionnelle, le règne de l'argent, dont on ne sait s'il
faut y voir une cause ou un symptôme.
Ainsi la justice sociale, qui présuppose de garantir une certaine égalité
d'opportunités et de moyen d'existence, se confronte aux questions de rentabilité, principalement des entreprises.
Les
coûts de production eux-mêmes se heurtent aux « réalités » du marché.
Les salariés s'opposent directement aux
machines susceptibles de les remplacer.
Le développement de la technique semble parfois assigné à la réalisation
d'objectifs trop particuliers pour rencontrer une adhésion universelle.
Des hommes en exploitent d'autres.
L'homme
accroît son pouvoir sur la nature, souvent sans souci autre que ses propres désirs et volontés.
Sont-ce là la destinée
humaine, une erreur de la nature, ou des problèmes temporaires de croissance ?.
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