Bergson et les deux morales
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«
"Entre la première morale et la seconde, il y a toute la différence du
repos au mouvement." BERGSON.
C'est dans Les Deux sources de la morale et de la religion (1932) que
Bergson (1859-1941) oppose deux types de morale, une morale sociale,
dite « fermée » et une morale supra-intellectuelle, dite « ouverte ».
Comparant les deux, il indique : « Entre la première morale et la seconde, il
y a toute la différence du repos au mouvement.
»
Bergson distingue deux morales, qui ont des sources, des fonctions et
des objets différents.
La première morale est une morale sociale, qui comprend la totalité des
obligations contractées dans la vie en société, auxquelles nous obéissons le
plus souvent machinalement, sous la pression obscure et prégnante de
l'habitude, analogue à l'instinct qui tient ensemble les sociétés animales
(par exemple les fourmis).
Par rapport à cette pression de l'habitude qui contraint les conduites des
individus, l'intelligence ne peut fournir que des rationalisations secondes.
Je
réfléchis que «je dois agir ainsi» lorsque je suis tenté de désobéir.
Mais la
force du devoir n'est pas dans la raison.
Le devoir est bien plutôt le
concentré de toute la contrainte sociale.
La source de cette morale est donc la société et sa pression impersonnelle, qui maintient, par un système
d'habitude, sa cohérence quasi-organique.
Sa fonction est la conservation de la société, le jeu de la machine,
et
le plaisir de conserver les individus.
Son objet est limité : famille et société.
Autrement dit, cette morale ne concerne qu'une société close, c'est-à-dire déterminée et exclusive.
« C'est
d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit.
»
Mais il y a une autre morale.
Le clos s'oppose à l'ouvert comme le fini à l'indéfini, comme ce qui tourne sur luimême à la marche en avant, comme telle cité renfermée dans sa particularité à l'humanité en tant que capable
de création et de progrès.
Entre le clos et l'ouvert, il n'y a pas une simple différence de degré (de telle sorte
qu'il suffirait d'élargir la morale sociale pour aimer l'humanité), mais une différence de nature.
Corrélativement la
morale qui nous pousse à aimer l'humanité a une autre source, une autre fonction, un autre objet que la morale
sociale.
La première morale nous pousse, la seconde nous attire, nous aspire et nous soulève.
Sa source est l'émotion,
telle qu'elle a pu s'incarner et être éprouvée par des saints ou des héros (par exemple Jésus) qui ont su briser
les limitations de la morale sociale.
L'émotion n'est pas le sentiment (la morale ouverte n'est pas un «
sentimentalisme »), elle est une intuition nouvelle, une impulsion qui donne naissance à de nouvelles façons de
penser et de vouloir, avec laquelle nous pouvons sympathiser (c'est-à-dire «pâtir avec »), nous nous sentons
appelés.
La morale sociale avait son origine un degré en dessous de l'intelligence, dans l'habitude, un quasi-instinct.
La
morale ouverte a son origine dans un degré au-dessus de l'intelligence, dans l'émotion créatrice.
Elle est
"supra-intellectuelle".
(Conformément au rôle médiant de l'intelligence, les morales qui se fondent sur le
raisonnement sont, pour Bergson, "entre le clos et l'ouvert », comme c'est le cas des morales grecques.)
La fonction de cette morale de l'émotion est, au-delà de la société close, de promouvoir une marche en avant,
un progrès, qui dépasse la simple conservation de soi des communautés.
Son objet est le prolongement de la solidarité sociale dans la fraternité humaine, la transformation du plaisir de
la conservation en joie d'avancer.
La morale « ouverte » privilégie des âmes ouvertes, semble d'abord anti-naturelle (puisque la constitution de
groupes humains différenciés est voulue par la nature, selon Bergson).
Mais elle place en vérité l'homme dans le
plus naturel de la nature : l'élan vital, la création.
Il s'agit de bondir du statique (les fourmilières humaines) au
dynamique (l'histoire comme ouverture à l'humanité et à sa création par l'intermédiaire des grandes âmes).
C'est pourquoi « entre la première morale et la seconde, il y a toute la différence du repos au mouvement ».
On notera enfin que Bergson voit dans la façon de penser du Christ dans le Sermon sur la montagne (et le
fameux « On vous dit que», « Et moi je vous dis que »), l'opposition d'une morale sociale close à une morale
ouverte.
Bergson a connu un sort en partie analogue à celui que Sartre connaîtra plus tard.
Professeur reconnu,
adulé, couvert d'honneurs, la génération suivante le fera entrer en disgrâce.
Or le bergsonisme a influencé la
plus grande partie de l'université française, et Husserl, qui est son contemporain, sut lui rendre hommage.
L'opposition entre «morale ouverte» et «morale fermée» semble en grande partie encore opératoire, et il
est parfois navrant de constater que le respect des conduites et moeurs des autres sociétés finisse par
dégénérer en relativisme culturel et apologie de soi-même, et de sa propre «morale fermée »..
»
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