Bergson: Doit-on contrôler le progrès technique ?
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L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle
qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer.
Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou
de sa propre nature humaine.
Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de
transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être
social.
Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de
sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel
cède la place au déterminisme social ou scientifique.
Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a
été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.
Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à
l'efficacité ?
On le sait, notre monde moderne se caractérise par le développement technique inouï auquel nous serions condamnés.
La technique semble du reste tellement imbriquée dans toutes nos activités, qu'elle paraît à la fois omniprésente et
difficile à saisir, à isoler, spectaculaire et invisible.
Son aspect le plus frappant réside dans les machines, qui en sont la
manifestation constante.
Mais le règne de la technique ne se limite nullement à la seule utilisation de machines et
s'exerce dans bien d'autres domaines : en tant que procédure et savoir-faire.
Autre paradoxe : la technique est à la
fois ce que nous utilisons et ce qui nous utilise, le symbole de la maîtrise comme de la soumission, de la liberté et de la
servitude.
Cela non seulement parce que la technique contraint les corps, puisque en somme elle est une force, mais
aussi, et peut-être davantage encore, parce que notre esprit, nos pensées, nos désirs sont suscités ou commandés
par elle.
La facilité dans la vie et le travail, justification essentielle et atout majeur de la technique, ne nous prive-telle pas, par exemple, de l'effort essentiel à la constitution de notre être ?
Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini
comme une activité productive.
La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y
échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par
exemple la création artistique.
L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.
La
technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place
variable.
Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir
indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.
En ce sens,
sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.
Néanmoins, à
travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur
ce plan technique et travail sont solidaires.
La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus
efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins
bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.
L'homme contemporain se voit donc
confronté à des enjeux inédits et conséquents.
On peut hésiter quand se pose la question de savoir si le développement technique est un facteur de libération ou
d'asservissement, d'aliénation pour l'homme.
La technique opère une mise en ordre, une organisation d'un monde
accordé à l'homme, si bien que son rôle ne peut être négligé dans la réalité sociale.
Elle s'accompagne, par exemple,
d'une division du travail, aux conséquences sociales importantes, dont on ne sait s'il faut y voir liberté ou servitude.
Si
elle engendre de fait une solidarité entre les hommes, la complexité de la technique cantonne chacun à un aspect
réduit des processus, tant au travail que dans le quotidien, risquant ainsi d'éloigner l'immense majorité des citoyens des
lieux de décision, abandonnés aux experts ou aux puissants.
On constate aussi que le progrès technique apparaît de
plus en plus comme une puissance indépendante, dont la maîtrise ou le contrôle nous échappent, ou semblent
largement illusoires, ce qui constitue une menace pour l'homme s'il voulait se définir comme un sujet autonome,
producteur libre de sa propre histoire.
Subjectivement, nous vivons souvent le progrès technique sur le mode d'un
désir, de consommation en particulier, qui reste pris à son propre piège et incapable de se séparer de l'objet qui le
fascine.
Pouvons-nous interrompre ce progrès, le ralentir ou revenir en arrière ? Rien n'est moins certain.
Surtout dans
un contexte général où la technique est un des instruments premiers de la rentabilité économique et du pouvoir.
On ne peut voir dans le travail une activité qui serait séparée et isolable d'un contexte social précis dans lequel il
s'effectue, cette constatation valant aussi bien pour ses produits que pour les conditions dans lesquelles il s'effectue.
On constate de nos jours un affaiblissement de la valeur sociale et économique du travail, qui ne semble pas tellement
provenir d'une dégénérescence qui lui serait propre, comme s'il avait perdu toute utilité, mais plutôt du modèle de
civilisation, de la culture moderne, en particulier la domination inconditionnelle, le règne de l'argent, dont on ne sait s'il
faut y voir une cause ou un symptôme.
Ainsi la justice sociale, qui présuppose de garantir une certaine égalité
d'opportunités et de moyen d'existence, se confronte aux questions de rentabilité, principalement des entreprises.
Les
coûts de production eux-mêmes se heurtent aux « réalités » du marché.
Les salariés s'opposent directement aux
machines susceptibles de les remplacer.
Le développement de la technique semble parfois assigné à la réalisation
d'objectifs trop particuliers pour rencontrer une adhésion universelle.
Des hommes en exploitent d'autres.
L'homme
accroît son pouvoir sur la nature, souvent sans souci autre que ses propres désirs et volontés.
Sont-ce là la destinée
humaine, une erreur de la nature, ou des problèmes temporaires de croissance ?.
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