Bergson
Extrait du document
«
"Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c'est la précision.
Les systèmes
philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité ou nous vivons.
Ils sont
trop larges pour elle.
Examinez tel d'entre eux, convenablement choisi : vous verrez
qu'il s'appliquerait aussi bien à un monde ou il n'y aurait pas de plantes ni d'animaux,
rien que des hommes; où les hommes se passeraient de boire et de manger; ou ils ne
dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient; ou ils naîtraient décrépits pour finir
nourrissons; ou l'énergie remonterait la pente de la dégradation; ou tout irait à
rebours et se tiendrait à l'envers.
C'est qu'un vrai système est un ensemble de
conceptions si abstraites, et par conséquent si vaste, qu'on y ferait tenir tout le
possible, et même de l'impossible, à côté du réel.
L'explication que nous devons juger
satisfaisante est celle qui adhère à son objet : point de vide entre eux, pas d'interstice
ou une autre explication puisse aussi bien se loger; elle ne convient qu'à lui, il ne se
prête qu'à elle.
Telle peut être l'explication scientifique.
Elle comporte la précision
absolue et une évidence complète ou croissante.
En dirait-on autant des théories
philosophiques ?" BERGSON
Commentaire
1.
La structure du texte est sans mystère : la philosophie manque de précision (ce qui a
manqué...
—> ...
pour elle).
Tel système convient aussi bien à un monde possible qu'au
monde réel (Examinez...
—> ...
à côté du réel).
Enfin,, si la science réalise l'adéquation du système à ce qu'il explique, en
dirait-on autant des théories philosophiques? (L'explication que philosophiques).
L'important est de comprendre ce qu'est cette « précision », cette exactitude réalisée ailleurs, et dont la philosophie devrait
s'inspirer, d'autant plus que Bergson n'a pas la réputation d'être positiviste ou scientiste.
2.
Le début du texte dresse un bilan très général d'une philosophie accusée de trop aimer les généralités.
Comment
l'entendre?
Rétrospectivement, il semble qu'il ait manqué beaucoup à la philosophie, puisque Bergson se demande ce qui a le plus
manqué.
Kant, dans la Deuxième préface de la Critique de la raison pure, comparait de même les deux destins de la science
(la physique mathématique) et de la métaphysique, pour conclure à la stagnation relative de la philosophie passée.
Ici, le
parallèle, aussi négatif, épingle dans les philosophies existantes un défaut de précision, en un sens qui peut surprendre :
elles manquent de précision parce qu'elles ne sont pas taillées sur mesure.
A quelle mesure? Il faut être attentif aux
expressions choisies, dans leur apparente simplicité : la philosophie ne convient pas à la réalité où nous vivons, étant trop
large pour elle.
D'autre part, la philosophie est en cause tantôt en tant que systèmes, tantôt en tant que théories, toujours
au pluriel : marque supplémentaire d'un défaut d'adéquation singulière à son objet.
Quel objet? Cette réalité où nous vivons,
qu'il faut alors bien distinguer d'une autre, non pas irréelle (nous vivons dans l'irréel, le songe, la divagation), mais morte,
inorganique, abstraite.
3.
L'exemple, dans son anonymat, éclaire ce point.
S'il y a un point commun à tous les défauts que Bergson relève dans ce
système philosophique-type, choisi comme exemple d'inadéquation, c'est d'oublier la Vie.
Vie végétale et animale, d'abord,
comme si l'homme pensant n'était pas d'abord en elle.
Vie du corps, vie organique, vie de besoins; vie entrecoupée
d'absences, qu'une conception trop intellectualiste prendrait pour du néant : sommeil, rêves et rêveries.
Vie orientée selon la
flèche du temps, vie mortelle, marquée par son terme bien avant d'en approcher; enfin, vie entropique, qu'aucun apport
d'énergie ne peut recharger, comme si c'était une chaudière.
Oubliant cela, une philosophie peut croire coïncider avec la
réalité, parce que, en elle, elle fait abstraction de ce qui n'est pas le travail du pur intellect.
Elle est cependant, écrit Bergson,
à l'envers, à rebours de tout.
C'est dire que la Vie est tout, y compris pensée.
A voir le tableau de cette « philosophie
quelconque » prise au hasard, on peut se demander s'il en est bien une seule pour coïncider avec cette caricature.
Descartes
n'y entre en rien, ni Platon, ni Aristote, ni Spinoza.
Bergson n'a pas découvert la mort.
Mais l'existence de « philosophies de la
vie », notamment celle de Spencer qu'il mentionne après, souligne des différences jusque-là minorées.
Ce n'est pas, en effet, « telle philosophie » qui est en cause, mais plutôt tout système, comme tel, dès qu'il se donne la vie
comme objet.
Bergson aimerait emprunter à l'idée de système son sens de la totalité, pour permettre à la philosophie
d'embrasser le tout de la Vie, mais il faudrait pour cela renoncer à « l'abstraction » qui fait sa force.
Synthétique, l'abstraction
embrasse tout, mais elle fait alors coexister dans ses conceptions le possible, pensable, et le réel, qui se passe de la pensée
pour exister puisqu'il la conditionne, à rebours.
D'où la coprésence choquante du réel et de l'impossible, ce possible
seulement pensable que la réalité exclut.
Un système du réel, d'inspiration leibnizienne, en ferait du possible réalisé, mais
c'est du réel qu'il faut partir pour décider du pensable.
4.
Les quatre dernières phrases tirent le bilan prospectif de cette analyse des systèmes philosophiques.
La vertu des
systèmes scientifiques, qui, il est vrai, ne se donnent pas la vie pour objet, c'est d'adhérer au leur, de sorte que rien ne
vienne troubler la relation explicative, comme c'est le cas lorsqu'une philosophie explique à la fois le réel et le seulement
possible qui le contredit.
C'est l'idéal de l'explication scientifique, d'une précision absolue, d'une évidence complète ou
croissante.
Que les théories philosophiques leur soient inférieures ne signifie pas nécessairement qu'elles auraient avantage
à se calquer sur elles, bien au contraire : en partant du possible pour déduire le réel, comme le fait la véritable science,
rationnelle et non empirique, la théorie scientifique aboutit, la philosophie échoue.
C'est la Vie qui lui dicte à la fois l'ordre
d'être précise et empirique, à la mesure d'une réalité qui se passe de la pensée pour exister..
»
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