Bergson
Extrait du document
«
"J'estime que les grands problèmes métaphysiques sont généralement mal
posés, qu'ils se résolvent souvent d'eux-mêmes quand on en rectifie
l'énoncé, ou bien alors que ce sont des problèmes formulés en termes
d'illusion, et qui s'évanouissent dès qu'on regarde de près les termes de la
formule.
Ils naissent, en effet, de ce que nous transposons en fabrication ce
qui est création.
La réalité est croissance globale et indivisée, invention
graduelle, durée : tel, un ballon élastique qui se dilaterait peu à peu en
prenant à tout instant des formes inattendues.
Mais notre intelligence s'en
représente l'origine et l'évolution comme un arrangement et un
réarrangement de parties qui ne feraient que changer de place ; elle pourrait
donc, théoriquement, prévoir n'importe quel état d'ensemble : en posant un
nombre fini d'éléments stables, on s'en donne implicitement, par avance,
toutes les combinaisons possibles.
Ce n'est pas tout.
La réalité, telle que
nous la percevons directement, est du plein qui ne cesse de se gonfler, et
qui ignore le vide.
[...] Or, si la méconnaissance de la nouveauté radicale est
à l'origine des problèmes métaphysiques mal posés, l'habitude d'aller du
vide au plein est la source des problèmes inexistants." BERGSON.
L'introduction au recueil, qui date de 1922, intitulée « De la position des problèmes
», annonce déjà l'idée exprimée ici : une métaphysique bien comprise a pour tâche
de poser correctement les problèmes qui absorbent l'esprit humain, sinon elle risque
de tourner éternellement autour des mêmes questions insolubles.
En effet, ses problèmes naissent de deux façons : soit ils sont mal formulés, et dans ce cas la réforme de la
métaphysique consiste à rectifier la formule qui les pose, comme dans l'exemple du possible et du réel, soit ils sont
formulés « en termes d'illusion », ce qui signifie, dans ce cas, qu'il s'agit de dévoiler leur origine, comme dans l'exemple
du vide et du plein ou du désordre et de l'ordre.
Deux types de problème, donc, mais qui viennent d'une substitution
commune : on transpose en « fabrication » ce qui est « création ».
Ces deux concepts demandent explication.
Depuis L'Évolution créatrice (1907), Bergson oppose ces deux termes pour
signifier deux réalités différentes.
D'un côté, l'homme fabrique (homo faber) parce que son intelligence le destine
naturellement à inventer des outils pour expliquer la matière ; d'un autre côté, la vie est « création continue
d'imprévisible nouveauté » (in « Le possible et le réel », p.
1344), mais l'homme ne participe à cet élan vital que par un
effort que Bergson nomme « l'intuition » (cf.
la conférence de 1911, intitulée « L'intuition philosophique »).
D'où cette double postulation de l'homme, constante dans la pensée de Bergson.
Il tend vers la science, qui découpe
dans la réalité des éléments stables, les combine mathématiquement et peut prévoir leur évolution, mais la
métaphysique (dont l'« intuition » est la méthode ; cf.
Introduction au même recueil, p.
1277) lui apprend que la réalité
ne correspond pas au discours de la science, parce que ses caractères s'y opposent : « croissance » (contre
changement), « invention » (contre combinaison), « durée » (contre prévision), « plein » (contre « vide »).
Or, chaque
fois que l'intelligence se substitue à l'intuition pour comprendre la réalité, elle traduit alors sa « nouveauté radicale » en
termes de préexistence, et donne ainsi naissance au problème métaphysique mal posé du possible et du réel.
Ou bien
encore, ayant l'illusion que le vide représente moins que le plein, elle s'imagine que le néant précède l'existence et pose
alors un problème inexistant, celui du néant et de l'origine de l'être.
Au contraire, une métaphysique intuitive (car « penser intuitivement est penser en durée » ibid.
p.
1275), sait poser
les problèmes comme ils doivent l'être..
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