Bergson
Extrait du document
«
"Il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous
notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d'intérêt
pour l'historien à venir.
Quand cet historien considérera notre présent à
nous, il y cherchera surtout l'explication de son présent à lui, et plus
particulièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté.
Cette
nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd'hui, si ce doit
être une création.
Comment donc nous réglerions-nous aujourd'hui sur elle
pour choisir parmi les faits ceux qu'il faut enregistrer, ou plutôt pour
fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente ?
Le fait capital des temps modernes est l'avènement de la démocratie.
Que
dans le passé, tel qu'il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions
les signes avant-coureurs, c'est incontestable ; mais les indications peutêtre les plus intéressantes n'auraient été notées par eux que s'ils avaient su
que l'humanité marchait dans cette direction ; or cette direction de trajet
n'était pas plus marquée alors qu'une autre, ou plutôt elle n'existait pas
encore, ayant été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le
mouvement en avant des hommes qui ont progressivement conçu et réalisé
la démocratie.
Les signes avant-coureurs ne sont à nos yeux des signes que
parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été
effectuée." BERGSON.
[Introduction]
Quelle est la fonction principale d'un historien ? On peut considérer qu'il doit expliquer le passé, mais Bergson préfère
affirmer qu'il doit en fait expliquer son présent, et plus particulièrement ce que celui-ci contient de nouveauté.
Expliquer signifie chercher des causes (antérieures), et le travail de l'historien devrait donc être de trouver dans le
passé les causes de la nouveauté présente — ce qui apparaît paradoxal, et d'autant plus si l'on souligne avec Bergson
que le nouveau implique « création ».
Comment cette création aurait-elle pu être prévue dans le passé, pour que ce
dernier nous en indique volontairement ou consciemment les sources ? Ce qui jouera le rôle de ces dernières
n'apparaîtra qu'après coup, lorsque le nouveau, s'étant manifesté, devra être expliqué, et éclairera rétrospectivement
les événements antérieurs.
Nous ne pouvons que par hasard savoir ce qui intéressera l'avenir.
[I - Comment expliquer le nouveau ?]
[A.
L'histoire est création]
Si l'on prend au sérieux l'existence de l'histoire, on doit admettre que ce qui s'y passe n'est pas de l'ordre de la simple
répétition.
La succession des événements, les changements politiques, les bouleversements sociaux révèlent au
contraire la manifestation périodique de la nouveauté.
Qu'est-ce que le nouveau ? « Ce doit être, dit Bergson, une création ».
Cela ne signifie sans doute pas que tout ce qui
nous semble nouveau serait création pure, ex nihilo.
Mais cela indique, plus modestement, qu'il n'y a de véritable
nouveauté que comportant une part de création, au sens d'un imprévisible.
Le nouveau ne peut être, au moins en
partie, prévu.
C'est dire que, dans ce qui le précède, on ne pourra découvrir que des annonces ou des germes, mais
incomplets et à ce titre incapables d'en rendre intégralement compte.
[B.
L'historien explique le présent]
S'il est vrai que l'histoire veut être « science du passé », il faut aussi considérer que, du passé, nous intéresse en
priorité ce qui est lié au présent et semble y mener.
Aussi la tâche de l'historien consiste-t-elle en fait à expliquer ce
présent.
Expliquer, c'est déployer – en l'occurrence – le présent jusqu'à ce qu'il trouve dans le passé sa source, son
origine.
C'est là que surgit une sorte de contradiction : si la nouveauté du présent peut s'expliquer, c'est qu'elle n'est
pas authentiquement nouvelle (au sens où elle doit être, au moins en partie, création).
[C.
Les signes avant-coureurs]
Pour expliquer le présent, l'historien ne peut, dans le passé, en déceler que ce que l'on nomme volontiers des « signes
avant-coureurs », soit des événements de toute nature qui préfigurent partiellement ou esquissent ce qui a lieu
maintenant.
Il peut être intéressant de s'interroger sur le statut de tels « signes » : annonçaient-ils vraiment, lorsqu'ils
ont eu lieu, l'avenir ? ou est-ce en raison de l'interprétation qu'en donne l'historien en fonction de ce qui s'est déroulé
depuis, qu'ils paraissent annonciateurs après coup ?
[II- Comment prévoir ce qui fera archive ?]
[A.
La vie au présent]
Ce que nous vivons au présent a un sens relatif à ce présent lui-même, à ses institutions, à ses moeurs, à sa vie
sociale et politique, etc.
Les événements que nous y jugeons importants le sont peut-être sur le moment, mais rien ne
garantit qu'ils le resteront pour un historien ultérieur.
Inversement, ce qui intéressera celui-ci peut, au présent,
demeurer inaperçu, dans la mesure où l'on ignore encore nécessairement ce que sera son développement ultérieur..
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