Bergson
Extrait du document
«
Quand l'enfant s'amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d'un jeu de patience, il y réussit de plus
en plus vite à mesure qu'il s'exerce...
c'est un processus vital, quelque chose comme la maturation d'une idée.
[Introduction]
Le temps est souvent perçu comme destructeur : c'est déjà ainsi que Platon le caractérisait.
Dans cet extrait,
Bergson souligne au contraire à quel point le temps est essentiel pour que se produise une invention.
C'est quand il
n'y a rien de nouveau que le temps est inutile, mais la mise au point d'un élément inédit - notamment dans la
représentation artistique - suppose une recherche, une maturation, qui exigent du temps, qui « prennent du temps ».
[I.
La reproduction n'a pas besoin de temps]
Le premier exemple proposé par Bergson est simple, mais la présentation qu'il en fait frôle le paradoxe.
Nous avons en effet l'habitude, lorsque nous voyons un enfant manipuler les éléments d'un jeu de patience ou d'un
jeu de cubes pour reconstituer une image, de considérer qu'il lui faut un certain temps pour réussir.
Or Bergson
soutient le contraire : « l'opération n'exige pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n'exige aucun
temps ».
Qu'elle n'exige pas un temps « déterminé », on l'admettra encore aisément si l'on comprend « déterminé »
comme synonyme d' « obligatoire », ou de « constant »: on sait que l'enfant réussit, à force de répétitions, de mieux
en mieux et de plus en plus vite, et Bergson le souligne lui-même.
Il semble initialement plus difficile d'admettre que l'opération « théoriquement, n'exige aucun temps ».
Pour justifier
cette affirmation, Bergson fait valoir deux éléments : la recomposition de l'image a déjà eu lieu, elle est donc en un
sens déjà finie, puisque l'enfant en a eu la vision quand il a ouvert la boîte, contemplant à l'avance ce qu'il doit obtenir (et confondant ainsi, d'une
certaine manière, le futur avec le présent - ce qui signale bien, d'un point de vue « théorique », l'effacement du temps).
En second lieu, dans la mesure
où il ne s'agit là que d'un travail de «recomposition », Bergson affirme qu'on peut le supposer « allant de plus en plus vite, et même infiniment vite au
point d'être instantané ».
Il s'agit bien en effet de « supposer » et de maintenir un point de vue « théorique », puisque, concrètement, la recomposition
de l'image ne sera jamais instantanée.
Comprenons qu'il s'agirait d'analyser cette situation à la façon dont on néglige par exemple les mouvements
réels d'une feuille qui tombe, pour affirmer qu'elle obéit à la loi de la chute des corps...
Ce qui importe, pour Bergson, c'est de faire comprendre que, là
où il y a simple reconstitution, l'intervention du temps n'est pas fondamentale : il n'est qu'un temps en quelque sorte perdu en essais et erreurs, un
temps dont il serait légitime de faire l'économie (et c'est pourquoi il réalise cette économie d'un point de vue « théorique »)
[2.
Le temps est consubstantiel à l'invention]
À l'inverse, on ne saurait faire abstraction du temps, même en théorie, lorsqu'il y va de l'invention d'une image artistique.
Le temps, cette fois, n'est
plus « un accessoire » : il est un facteur central dans l'invention elle-même.
C'est pourquoi le temps de l'invention ne peut être isolé de l'invention elle-même : l'une ne va pas sans l'autre.
En conséquence, toute modification du
temps déterminerait une modification de l'invention elle-même.
La mise au point du nouveau obéit à un rythme qui lui est propre, et qui est singulier
pour chaque invention ; on ne peut donc jouer sur le temps disponible.
Il n'est plus question, contrairement à ce qui était concevable dans le cas de
l'enfant recomposant un modèle, de « contracter » ou de « dilater » la durée du travail : cela n'est possible que si l'opération menée peut s'inscrire
dans une durée variable, c'est-à-dire si elle est indépendante de la durée qu'elle occupe de manière plus ou moins intense.
Dans l'invention, la durée s'inscrit de façon autre : elle est nécessitée par l'avancée de la pensée elle-même, et par la façon dont cette pensée évolue
en se réalisant.
Cela suppose qu'en cours d'invention, une relation dialectique se mette en place entre la pensée et son matériau : la pensée façonne,
mais ce premier façonnage lui suggère une suite qui, à son tour, remodifie le matériau, etc.
C'est en raison même de cette relation consubstantielle de la durée et de l'invention que Bergson peut assimiler cette durée à un « processus vital »
qu'il compare à la « maturation d'une idée ».
C'est donc grâce au temps que l'idée se perfectionne et devient véritablement efficace et productive,
parce qu'elle trouve son adaptation au réel.
Là encore, l'opposition avec la simple reconstitution de l'image est flagrante : dans la reconstitution, l'«
idée » n'avait pas besoin d'un temps de maturation puisqu'elle était donnée dès le départ dans son état final sous l'aspect du modèle à reconstituer.
[III.
L'imprévisibilité de l'oeuvre nouvelle]
L'importance du temps dans l'élaboration du nouveau a pour effet de rendre ce nouveau imprévisible.
Le second paragraphe du texte est explicite à ce
propos.
Il commence par poser des données : le peintre, les couleurs, le modèle, et nous connaissons, ajoute Bergson, « la manière du peintre ».
Mais
l'énumération de ces éléments ne nous permet aucunement de prévoir ce que sera le tableau : ils demeurent « abstraits » relativement à un objet «
concret », dont l'élaboration, avec ses allers-retours entre l'idée et la réalisation déjà entamée, est rigoureusement imprévisible.
C'est la démarche
dans son ensemble, et non le « problème », qui composera le portrait.
Et c'est évidemment cette démarche, avec ses différentes étapes toutes
également irremplaçables, qui prend du temps, et qui nous interdit de deviner à l'avance son résultat.
Sans discuter la conception ici impliquée de la peinture, on peut néanmoins signaler que la formule « le portrait ressemblera sûrement au modèle et
sûrement aussi à l'artiste » n'est guère explicite, et que, s'il faut y comprendre que l'artiste projette sa subjectivité dans son oeuvre, elle est pour le
moins très discutable ou datée.
Mieux vaut insister sur cette importance que Bergson attribue au temps dans l'invention, pour préciser que la durée en
cause n'est pas nécessairement longue, qu'elle est en fait éminemment variable selon les artistes et les oeuvres, mais qu'en effet elle existe toujours.
Elle peut s'étaler sur des mois si l'invention est préparée par de nombreuses esquisses (cas, par exemple, des Demoiselles d'Avignon de Picasso) ;
elle peut, à l'inverse, n'exiger que quelques brefs instants (cas d'un dessin automatique).
La durée est toujours là parce que c'est elle qui permet à
l'oeuvre de prendre forme, à travers les tâtonnements, les corrections, les emportements ou les intuitions brutales.
[Conclusion]
L'art est sans doute un domaine privilégié pour étudier l'invention, mais ce que remarque ici Bergson sur le rôle essentiel qu'y joue le temps est
applicable dans tous les domaines où peut se produire une invention.
Ainsi approché, le temps apparaît comme nécessaire à toute innovation : il
s'inscrit en elle en la rendant possible..
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