Baruch SPINOZA
Extrait du document
«
Il est vrai sans doute qu'on doit expliquer l'Écriture par l'Écriture aussi
longtemps qu'on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des
prophètes, mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai sens, il faut
user nécessairement de jugement et de la Raison pour donner à cette
pensée notre assentiment.
Que si la Raison, en dépit de ses réclamations
contre l'Écriture, doit cependant lui être entièrement soumise, je le
demande, devons-nous faire cette soumission parce que nous avons une
raison, ou sans raison et en aveugles ? Si c'est sans Raison, nous
agissons comme des insensés et sans jugement ; si c'est avec une
raison, c'est donc parle seul commandement de la Raison, que nous
adhérons à l'Écriture, et donc si elle contredisait à la Raison nous n'y
adhérerions pas.
Et, je le demande encore, qui peut adhérer par la pensée
à une croyance alors que la Raison réclame ? Qu'est-ce, en effet, que nier
quelque chose dans sa pensée, sinon satisfaire à une réclamation de la
Raison ? Je ne peux donc assez m'étonner que l'on veuille soumettre la
Raison, ce plus grand des dons, cette lumière divine, à la lettre morte que
la malice humaine a pu falsifier, que l'on puisse croire qu'il n'y a pas crime
à parler indignement contre la Raison [...] La Religion et la Foi ne
peuvent-elles se maintenir que si les hommes s'appliquent
laborieusement à tout ignorer et donnent à la Raison un congé définitif ?
En vérité, si telle est leur croyance, c'est donc crainte que l'Écriture leur inspire plutôt que confiance.
VOCABULAIRE SPINOZISTE
Pensée: l’un des Attributs de la substance.
En Dieu elle est infinie.
Elle est une activité.
Ce qu’on appelle
l’entendement infini de Dieu (mode infini) est identique à la somme de tous les entendements humains finis.
En l’homme,
la Pensée se saisit donc elle-même comme entendement, c’est-à-dire comme idée singulière et active, et comme idée
d’idée (réflexion).
Le Désir est de l’ordre de la Pensée, encore confuse, mais il peut toujours devenir une connaissance
(claire) par redoublement de l’idée du corps (ou conscience).
Vérité: ce n’est pas seulement l’accord de l’idée et de son objet extérieur: c’est aussi et surtout l’accord de cette
idée avec elle-même, et l’évidence intérieure et immédiate d’une idée adéquate (index sui).
Les concepts «Dieu» et «
vérité» sont identiques.
Âme (anima): chez Descartes, principe substantiel lié au corps et formé de l’entendement et de la volonté; elle est
indépendante du corps et immortelle.
Spinoza n’emploie pas ce terme pour désigner l’individu humain singulier : il utilise
le terme Mens (esprit).
Faut-il soumettre la raison à l'Écriture ou bien l'Écriture à la raison ? En prenant le second parti, Spinoza recherche
une articulation de la raison et de la religion.
Ce qu'il ne saurait admettre, c'est que sous prétexte d'orthodoxie la
religion veuille écarter le recours à la raison, et qu'ainsi elle prête le flanc à l'obscurantisme et à l'ignorance.
Une
croyance sans raison, laisse entrevoir Spinoza, n'est ni plus ni moins qu'une superstition : il ne s'agit donc pas pour lui
de remettre en cause la place ou l'existence de la religion, mais de veiller à ce qu'elle ne soit pas galvaudée : la raison
ne peut donc être soumise à l'Écriture.
Le premier temps de l'analyse de Spinoza affirme la nécessité de l'autorité de la
raison.
Il s'agit que la soumission de la raison à l'Écriture soit encore rationnelle.
La raison n'y saurait adhérer que tant
que l'Écriture est rationnelle, ce qui fait que « si elle contredisait à la Raison nous n'y adhérerions pas ».
Cette formule
peut être comprise comme un rempart contre l'intégrisme, qui se définit justement par sa volonté de tout faire rentrer
sous le joug de l'Écriture, le réel tout entier et notre raison y compris.
En réaction à ce danger, Spinoza désacralise
volontiers les Écritures, balayées plus loin par l'expression « lettre morte ».
Le second temps de l'analyse valide la
nécessaire autorité de la raison par l'examen des conséquences de l'hypothèse inverse, c'est-à-dire par un
raisonnement par l'absurde.
Tout investir dans l'Écriture, c'est finalement faire reposer la religion sur la crainte et
l'obscurantisme, et c'est convertir, selon la célèbre formule de Spinoza, la volonté de Dieu en « asile de l'ignorance ».
Au contraire, la raison ne doit avoir à obéir qu'à elle-même : c'est à cette seule condition que raison et religion sont
compatibles.
« Et il ne faut pas oublier ici que les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire étalage de leur talent en
assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine, apporté un nouveau mode d’argumentation : la
réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance ; ce qui montre qu’il n’y avait aucun autre moyen d’argumenter en
faveur de cette doctrine.
Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils
démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : si, en effet, elle n’est pas tombée à
cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez
peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là.
Mais ils insisteront : pourquoi le
vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau
que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que
l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de question : pourquoi
donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous
interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile.
»
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