AVOIR DE L'EXPÉRIENCE ET FAIRE UNE EXPÉRIENCE ?
Extrait du document
«
Problématique:
On a de l'expérience quand on connaît bien une réalité, alors qu'on décide de faire une expérience quand justement on ne la connaît pas.
Faire une
expérience, c'est, dans la vie comme pour la science, accepter une confrontation avec le réel.
L'expérience est le résultat de nombreuses expériences.
Traitement:
Signification générale de la question
On invoque souvent, dans la vie quotidienne, la «valeur de l'expérience ».
La référence à un vécu long et diversifié semble légitimer un point de vue, un
jugement donné, et il est habituel d'associer la sagesse pratique (la fameuse «prudence» des Grecs) à l'âge.
Une «longue expérience» semble autoriser et
valider par avance un jugement, et il est fréquent d'entendre opposer la «connaissance par expérience» à la connaissance livresque ou abstraite.
Une telle
conception - très répandue - ne recouvre-t-elle pas une série d'illusions? Le vécu est-il transparent à lui-même? L'intelligibilité des phénomènes se
dégage-t-elle spontanément de l'expérience?
L'ambivalence du mot «expérience»
Indépendamment de ses multiples nuances dans diverses expressions courantes («C'est un homme d'expérience» - «Fais-en l'expérience et tu
comprendras », etc.), le mot «expérience» renvoie schématiquement à deux données distinctes : l'expérience vécue et l'expérience scientifique (qu'on
appelle souvent expérimentation pour la différencier de la première).
La réflexion sur cette différence comporte un enjeu décisif, non seulement au niveau de
l'interprétation critique du vécu, mais aussi au niveau des normes sur lesquelles se règle la conduite humaine.
L'interprétation non critique de l'expérience
personnelle doit être problématisée au niveau des processus mentaux implicites (généralisations abusives, subjectivisme, etc.) qui la sous-tendent.
Il convient donc de dépasser l'opposition apparente entre le côté actif de l'expérience que l'on fait (car tout dépend des conditions et des normes de cette
expérience) et le côté passif de l'expérience que l'on subit (car la façon dont on «accueille» une expérience n'est jamais neutre; elle engage toute une
personnalité).
Approches suggérées
Problématisation de l'expérience vécue érigée en référence exemplaire
Une expérience personnelle, qu'elle recouvre un acquis rétrospectif d'ensemble (« avoir de l'expérience ») ou un épisode vécu (« faire une expérience »),
reste toujours partielle, relative et souvent contradictoire.
Il faut dénoncer l'illusion selon laquelle les faits vus ou vécus «parleraient d'eux-mêmes» et
définiraient leur propre intelligibilité.
Il y a une certaine naïveté à croire que le vécu se suffit à lui-même, qu'une simple description permet d'en saisir le
sens de façon neutre et objective.
Toute perception - et a fortiori toute interprétation - est déterminée par des structures mentales définies, des a priori
subjectifs (valorisations inconscientes) qui filtrent le «message de la vie ».
Dans la façon dont l'expérience vécue s'organise et s'interprète, des processus mentaux implicites (refoulement, généralisations, etc.) se déroulent.
Le
problème est de savoir si, dans la vie quotidienne, il est possible de maîtriser complètement c e s processus, à l'instar de ce qui se passe dans
l'expérimentation scientifique.
Et ce problème est décisif aussi bien pour l'interprétation d'une expérience passée que pour la conduite d'une expérience
présente.
En d'autres termes, la question est de savoir si la saisie et l'interprétation du vécu seront laissées au hasard des rencontres empiriques et à la singularité
d'une subjectivité, ou bien si elles seront normées par une exigence de lucidité, de vigilance critique et d'efficacité.
L'approche comparative de la conduite
de l'expérience vécue et de l'expérimentation scientifique peut être instructive à cet égard.
Théorie et expérience : la critique épistémologique de l'expérience vécue
Le montage expérimental, courant dans les sciences de la nature depuis l'avènement de la physique scientifique, constitue ce que Claude Bernard appelle
une «observation provoquée».
Il s'agit de «faire une expérience», mais en définissant rigoureusement toutes ses données afin d'en maîtriser
à la fois le déroulement et l'interprétation.
Dans l'expérience scientifique, c'est la théorie qui doit maîtriser la pratique, en régler à l'avance
tous les paramètres.
C'est à cette condition que l'expérience pourra remplacer
efficacement son rôle de vérification de l'hypothèse explicative initiale.
On mesure donc la différence radicale qui sépare l'expérimentation
scientifique de l'expérience courante, où l'esprit ne fait que recevoir des informations parcellaires, non maîtrisées, et où l'interférence des
processus les plus divers rend problématique toute interprétation (les savants ont coutume de dire que l'expérience scientifique tend à «idéaliser» un
processus, c'est-à-dire à le rapprocher du cas idéal où une relation se réalise à 100%; par exemple, Galilée faisant rouler des boules sur un plan incliné
lisse pour éviter au maximum les phénomènes de frottement).
Prolongements
• La théorie de la méthode expérimentale selon Claude Bernard.
C f.
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale : «Des causes d'erreur sans nombre
peuvent se glisser dans nos observations, et malgré toute notre attention et notre sagacité, nous ne sommes jamais sûrs d'avoir tout vu, parce que souvent
les moyens de constatation nous manquent ou sont trop imparfaits.» (Chapitre II, § 3.)
«L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes
observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à
l'idée préconçue.» (Chapitre I, cinquième partie.)
• L'expérience première comme obstacle épistémologique.
Cf Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique : «Dans la formation d'un esprit scientifique, le
premier obstacle, c'est l'expérience première, c'est l'expérience placée avant et au-dessus de la critique qui, elle, est
nécessairement un élément intégrant de l'esprit scientifique.» (C hapitre II.)
• Le questionnement de l'expérience par la théorie.
(L'expérience ne parle pas d'elle-même; c'est à la théorie qu'il
revient de l'interroger, de formuler les questions.) Cf.
Bachelard (ibid.) : «Pour un esprit scientifique, toute connaissance
est une réponse à une question.
S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique.
» Cf aussi
Jacob, La Logique du vivant : «Dans l'échange entre la théorie et l'expérience, c'est toujours la première qui engage le
dialogue.
C'est elle qui détermine la forme de la question, donc les limites de la réponse.
»
• La relation d'une expérience célèbre : l'expérience du Puy-de-Dôme concernant l'existence du vide.
Cf.
Pascal,
Expériences nouvelles touchant le vide.
• Une approche critique de l'expérience première et du type d'illusion qui s'y rattache.
Cf.
Platon, La République, livre
VII (allégorie de la caverne).
• Le statut de l'expérience dans la connaissance.
Cf.
Kant, Critique de la raison pure, introduction de la 2e édition :
«Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience...
».
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