Averroès
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Averroès
1126-1198
De l'Orient du Dâr al-Islâm, nous passons à son Extrême-Occident.
Le climat spirituel est autre ; tandis qu'en Orient s'élabore le
platonisme néo-zoroastrien de Sohramardî (préfigurant le dessein du Byzantin Gémiste Pléthon), nous venons ici en un climat où
domine un penseur qui se veut consciemment et délibérément aristotélicien.
La réputation des grands philosophes de l'Andalousie (Ibn
Masarra, Ibn Badja, Ibn Tofayl) pâlit quelque peu devant le nom d'Averroès (Ibn Ruchd), le philosophe de Gordoue.
Il semblerait que le
souci dominant de chaque historien ait été de montrer qu'Averroès appartint à son propre camp, dans le grand débat mettant en cause
les rapports de la philosophie et de la religion.
Renan fit de lui un libre penseur avant la lettre, par réaction, des travaux des années 50
tendent à le montrer comme un apologiste du Coran, voire comme un théologien, le plus souvent sans s'expliquer sur le sens de ce
mot.
On ne devrait jamais oublier que les problèmes qui ont absorbé la chrétienté, n'ont pas forcément leurs équivalents exacts en
Islam ; ne pas oublier surtout que ce dernier ignore tout magistère dogmatique analogue à celui de l'Église.
En fait, le propos
d'Averroès est déterminé par un impérieux discernement des esprits, le texte religieux comporte une lettre exotérique (zâhir) et un ou
plusieurs sens ésotériques (bâtin) ; mais l'on provoquerait les pires catastrophes psychologiques et sociales en dévoilant
intempestivement aux ignorants et aux faibles le sens ésotérique des enseignements religieux.
Néanmoins, il s'agit toujours d'une
même vérité se présentant à des plans d'interprétation différents.
Il était abusif d'attribuer à Averroès lui-même l'idée de deux vérités
contradictoires.
Pour en arriver là, il fallait tout ignorer des propriétés de cette opération mentale qui s'appelle ta'wîl, c'est-à-dire
exégèse symbolique .
Précisément, on ne peut étudier le ta'wîl pratiqué par Averroès, sans connaître comment il fut mis en œuvre
ailleurs, chez un Avicenne, un Sohrawardi, d'une manière générale dans le soufisme et dans le chi'isme, et par excellence dans
l'ismaélisme.
La comparaison peut alors dégager les motifs et les conséquences de la cosmologie d'Averroès qui aboutit à détruire la
seconde hiérarchie de l'angélologie avicennienne, celle des Âmes célestes représentant en propre le monde des Images et de
l'imagination active, par qui subsiste l'univers des symboles.
Avec la disparition de ce monde intermédiaire, s'efface l'idée d'une
nouvelle naissance de l'âme liée à sa progression dans la nuit des symboles.
Le ta'wîl peut dégénérer en pure technique.
Au lieu de
s'interroger sur le rationalisme d'Averroès en présupposant les données qui furent propres aux conflits internes de la pensée
chrétienne, il convient d'insérer la question dans le seul contexte qui lui donne son sens vrai.
Parce que son propos est de restaurer une cosmologie qui soit dans le pur esprit d'Aristote, Averroès reproche à Avicenne son schéma
triadique qui interpose l'Âme céleste entre l'Intelligence séparée et l'orbe céleste.
Le moteur de chaque orbe est une vertu, une énergie
finie, acquérant une puissance infinie par le désir qui le meut vers un être qui n'est ni un corps, ni une puissance subsistant dans un
corps, mais une Intelligence séparée qui meut ce désir comme étant sa cause finale.
C'est par homonymie, pure métaphore, que l'on
peut donner le nom d'âme à cette énergie motrice, à ce désir qui est un pur acte d'intellection.
Ce qui motive cette critique, c'est une
prise de position fondamentale contre l'émanatisme avicennien, contre l'idée d'une procession successive des Intelligences à partir de
l'Un.
Dans ce qui l'apparente encore à l'idée de création, cette idée est inintelligible à un péripatéticien de stricte observance.
Il n'est
point de cause créatrice.
S'il existe une hiérarchie dans la cosmologie, c'est parce que le moteur de chaque orbe désire non seulement
l'intelligence particulière à son Ciel, mais également l'Intelligence suprême.
Celle-ci peut alors en être dite la cause, non point comme
émanatrice, mais au sens où “ ce qui est compris ” est cause de “ ce qui le comprend ”, c'est-à-dire comme cause finale.
De même que
toute substance intelligente et intelligible peut en ce sens être cause de plusieurs êtres, puisque chacun de ces êtres la comprend à sa
manière, de même le Primum Movens puisque de Ciel en Ciel le moteur de chaque orbe le comprend différemment.
Ainsi donc, ni
création ni processions successives, mais simultanéité dans un commencement éternel, le principe rigoureux — Ex uno non fit nisi
ununm — qui réglait le schéma néo-platonicien, est désormais dépassé, superflu et aboli.
Mais une fois abolie la notion d'âme céleste, qu'en sera-t-il du principe qui fondait l'anthropologie avicennienne : l'homologie entre
Anima cælestis et anima humana ? l'homologie entre le rapport de l'âme humaine avec l'Intelligence angélique active, et le rapport de
chaque Âme céleste avec l'Intelligence vers laquelle la meut son désir ? Comment serait encore possible le voyage mystique vers
l'Orient en compagnie de Hayy ibn Yaqzân ? Il faut encore remonter aux options décisives.
Averroès maintient, d'accord avec
Alexandre d'Aphrodise, l'idée d'une Intelligence séparée, mais refuse contrairement à lui l'idée que l'intelligence humaine en puissance
soit une simple disposition liée à la complexion organique.
Averroisme et alexandrisme vont départager les esprits en Occident, comme
si le premier représentait une idée religieuse et le second l'incrédulité.
Pour la première des deux thèses, Averroès sera accablé
d'injures par les antiplatoniciens de la Renaissance (Georges Valla, Pomponazzi) ; mais ceux-ci ne prolongent-ils pas le refus de Duns
Scot, rejetant l'idée que l'Intelligence agente soit une substance séparée, divine et immortelle, qui se peut conjoindre à nous par
l'imagination ? D'autre part, cette intelligence humaine en puissance, indépendante de la complexion organique, n'est pas du tout celle
de l'individu.
A celui-ci ne reste qu'une disposition à recevoir les intelligibles, disposition périssable avec le corps.
Averroès accepte que
la matière soit le principe d'individuation ; dès lors l'individuel s'identifie au corruptible, l'immortalité ne peut être que générique.
Tout
ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a de l'éternité dans l'individu, mais ce qu'il y a d'éternisable en lui appartient totalement à la seule
Intelligence agente.
Nous sommes bien ici à l'antipode de l'avicennisme, pour qui chaque individualité définie par la conscience de soi,
est inaliénable.
Tandis que l'avicennisme, en Occident comme en Iran, tendait à fructifier en vie mystique, l'averroisme latin aboutissait à un
averroisme politique (Jean de Jandun, Marsile de Padoue, XIVe siècle).
De ce point de vue, les noms d'Avicenne et d'Averroès
pourraient être pris comme les symboles des destinées spirituelles de l'Orient et de l'Occident.
Mais la divergence n'est point imputable
au seul averroisme.
Lorsque saint Thomas accorde à chaque individu un intellect agent mais non séparé, du même coup est interrompue la relation que
l'individu en tant que tel entretenait par l'ange de la Révélation avec le plérôme céleste.
L'autorité de l'Église se substitue à la norme
personnelle de Hayy ibn Yaqzan.
Au lieu que la norme religieuse, parce qu'initiation individuelle, signifiât liberté, c'est désormais contre
elle, parce que socialisée, que se dresseront les insurrections de l'esprit et de l'âme.
Cette norme socialisée pourra cesser d'être
religieuse, virer du monothéisme au monisme ; ici surtout, il faut se garder d'homologies infondées.
La religion islamique est dépourvue
des organes d'un magistère dogmatique, dont elle pourrait léguer l'idée à la société qui en serait la laïcisation, et par lesquels celle-ci
se prémunirait contre les “ déviationnismes ”.
En chrétienté, la lutte contre ce magistère fut menée par la philosophie, qu'il avait luimême contribué à rendre autonome.
En revanche, ce n'est pas un averroisme politique qui pouvait conduire les Spirituels de l'Islam à
se libérer d'une orthodoxie opprimante, mais cette voie du ta'wîl qui est sans analogue en Occident avec ce qu'elle fut pour l'ésotérisme
ismaélien, par exemple.
Ignorant la coupure dont naquit la philosophie comme telle, c'est d'une throsophie que l'effort aboutissait ici, c'est-à-dire d'une
connaissance qui est salut, une gnose.
Aussi bien, n'est-ce pas Averroès mais un autre grand Andalou, Ibn Arabî (né à Murcie en 1166,
mort à Damas en 1240) qui devait influencer de façon décisive la forme de la pensée spirituelle en Islam, et son influence devait se
conjuguer en Iran avec la théosophie de la Lumière, issue de Sohrawardi.
De là ces contrastes symboliques : en Occident, alexandrisme et averroisme politique, en Orient, théosophies de l'Ishrâq et d'Ibn Arabi.
Pour trouver à celles-ci des grandeurs homologues, il faudrait rassembler un christianisme dont les représentants par excellence
seraient un Jean Scot Erigène et un Jacob Boehme..
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