Autrui comme limite à ma liberté ?
Extrait du document
«
Sartre : autrui, limite ontologique à ma liberté
Mon être même (en grec : ontos = «être») est défini par l'existence de l'altérité.
Honte, fierté : le regard
d'autrui constitue jusqu'à mon existence la plus intime.
«Ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre», écrit Sartre (L'Être et le néant, 1943).
«C'est en ce sens que
nous pouvons nous considérer comme "des esclaves", en tant que nous apparaissons à autrui.
[...] Je suis
esclave dans la mesure où je suis dépendant dans mon être au sein d'une liberté qui n'est pas la mienne et qui
est la condition même de mon être» (ibid.).
Sur la question d'autrui, Sartre souligne que seul Hegel s'est vraiment intéressé à l'Autre,
en tant qu'il est celui par lequel ma conscience devient conscience de soi.
Son mérite est
d'avoir montré que, dans mon être essentiel, je dépends d'autrui.
Autrement dit, loin que
l'on doive opposer mon être pour moi-même à mon être pour autrui, « l'être-pour-autrui
apparaît comme une condition nécessaire de mon être pour moi-même » : « L'intuition
géniale de Hegel est de me faire dépendre de l'autre en mon être.
Je suis, dit-il, un être pour
soi qui n'est pour soi que par un autre.
»
Mais Hegel n'a réussi que sur le plan de la connaissance : « Le grand ressort de la lutte des
consciences, c'est l'effort de chacune pour transformer sa certitude de soi en vérité.
» Il
reste donc à passer au niveau de l'existence effective et concrète d'autrui.
Aussi Sartre
récupère-t-il le sens hégélien de la dialectique du maître et de l'esclave, mais en l'appliquant
à des rapports concrets d'existence : regard, amour, désir, sexualité, caresse.
L'autre
différence, c'est que si, pour Hegel, le conflit n'est qu'un moment, Sartre semble y voir le
fondement constitutif de la relation à autrui.
On connaît la formule fameuse : « L'enfer, c'est
les autres ».
Ce thème est développé sur un plan plus philosophique dans « L'être & le
néant ».
Parodiant la sentence biblique et reprenant l'idée hégélienne selon laquelle
« chaque conscience poursuit la mort de l'autre ».
Sartre y affirme : « S'il y a un Autre, quel
qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi
que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, une nature ; ma chute originelle,
c'est l'existence de l'autre...
»
J'existe d'abord, je suis jeté dans le monde, et ensuite seulement je me définis peu à peu, par mes choix et par mes actes.
Je deviens « ceci ou
cela ».
Mais cette définition reste toujours ouverte.
Je suis donc fondamentalement libre « projet », invention perpétuelle de mon avenir.
Et
je suis celui qui ne peut pas être objet pour moi-même, celui qui ne peut même pas concevoir pour soi l'existence sous forme d'objet : « Ceci
non à cause d'un manque de recul ou d'une prévention intellectuelle ou d'une limite imposée à ma connaissance, mais parce que l'objectivité
réclame une négation explicite : l'objet, c'est ce que je me fais ne pas être...
»
Or je suis, moi, celui que je me fais être.
Et c'est précisément parce que je ne suis que pure subjectivité et liberté, que le simple surgissement
d'autrui est une violence fondamentale.
Peu importe qu'il m'aime, me haïsse ou soit indifférent à mon égard.
Il est là, je le vois et je découvre
que je ne suis plus centre du monde, sujet absolu.
Il me voit, et avec son regard s'opère une métamorphose dans mon être profond : je me
vois parce qu'il me voit, je m'appréhende comme objet devant une transcendance et une liberté.
Si chaque conscience est une liberté qui rêve d'être absolu, elle ne peut que chercher à transformer la liberté
de l'autre en chose passive.
Sartre illustre d'abord ce conflit à travers l'expérience du regard.
Qu'est-ce qui,
en effet, me dévoile l'existence d'autrui, sinon le regard ? Si je regarde autrui, ce dernier me regarde aussi.
C'est la raison pour laquelle Sartre envisage les deux moments.
Dans un premier moment, je vois autrui.
Imaginons : « Je suis dans un jardin public.
Non loin de moi, voici une pelouse et, le long de cette
pelouse, des chaises.
»
Situation paisible.
Le décor est neutre, la trame est inexistante : « Un homme passe près des chaises.
Je vois cet homme...
»
Finie la quiétude ! Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne le saisis pas seulement comme un objet, mais aussi et en même temps comme
un homme.
Si je pouvais penser qu'il n'est rien d'autre qu'un objet, un automate, par exemple, je le saisirais « comme étant « à côté » des
chaises, à 2,20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine pression sur le sol, etc.
».
Autrement dit ce ne serait pour moi qu'un objet
comme les autres, qui s'ajouterait aux autres : « Cela signifie que je pourrais le faire disparaître sans que les relations des autres objets entre
eux soient notablement modifiées.
En un mot, aucune relation neuve n'apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers...
»
Le saisir comme homme, qu'est-ce que cela signifie, sinon saisir une « relation non additive » des objets à lui,
une nouvelle organisation des choses de mon univers autour de cet objet privilégié ? Autrement dit, avec
l'apparition d'autrui dans mon champ de vision, une spatialité se déploie qui n'est pas ma spatialité, un autre
centre du monde apparaît et du même coup un autre sens du monde.
Les relations que j'appréhendais entre les
objets de mon univers se désintègrent : « L'apparition d'autrui dans le monde correspond donc à un glissement
figé de tout l'univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans
le même temps.
»
Cette décentration du monde fait de moi un sujet glissant.
La désagrégation « gagne de proche en proche »
tout mon univers.
Autrui tend à me « voler le monde ».
Si autrui n'existait que sur le mode d' « être-vu-parmoi », je pourrais, en m'efforçant de le saisir seulement comme objet, le réintégrer dans ma propre vision du.
»
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