Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860)
Extrait du document
«
Toute inclination amoureuse [...] pour éthérée que soient ses allures,
prend racine uniquement dans l'instinct sexuel...
La passion amoureuse est le thème éternel des romanciers, des poètes, elle joue
dans la vie de l'homme un rôle primordial.
Pourtant les philosophes, à l'exception
de Platon dans Le Banquet et Phèdre, semblent, pendant longtemps, ne s'être
guère préoccupés de la question.
S'il est vrai que Kant évoque, dans Doctrine de
la vertu, la tendance à ce plaisir qui s'appelle amour de la chair ou simplement
volupté, c'est pour condamner aussitôt le vice qui en résulte : « l'impudence »,
et nous rappeler que la chasteté est le devoir de l'homme envers lui-même.
Bel
aveu de la honte qu'éprouvait sans aucun doute Kant à imaginer le plaisir sexuel
et reconnaissance indirecte, avant Freud, que notre civilisation est fondée sur la
répression de la sexualité.
Rompant avec le silence et loin de toute pudeur, Schopenhauer, lançant un défi
à toute la philosophie allemande de son temps et à tous les spécialistes de
l'université, consacre tout un chapitre des Compléments au Monde comme
Volonté et comme Représentation à l'amour.
On peut y lire (trad.
Marianna
Simon, Métaphysique de l'amour, coll.
10/18) :
« Toute inclination amoureuse [...] pour éthérée que soient ses allures, prend
racine uniquement dans l'instinct sexuel, et n'est même qu'un instinct sexuel plus
nettement déterminé, plus spécialisé et, rigoureusement parlant, plus
individualisé.
»
L'amour et le travail sont, sans aucun doute, les deux grands problèmes auxquels l'homme se trouve confronté dans
son existence individuelle.
Mais si le travail prend souvent un caractère contraignant, il semble, au premier abord, que
l'amour soit le plus puissant et le plus énergique ressort de la vie.
A tel point que ce dernier perturbe le monde organisé
du travail et de la raison :
« But dernier de presque chaque aspiration humaine, il acquiert une influence néfaste sur les affaires les plus
importantes, interrompt à toute heure les occupations les plus sérieuses [...] trame encore journellement les conflits
les plus inextricables et les plus graves, rompt les liens les plus solides [...] donc au total se conduit comme un démon
hostile, qui s'efforce de tout mettre à l'envers, de tout embrouiller et renverser.
»
Pourquoi toute cette agitation et cette fureur ? Pourquoi une chose si simple occupe-t-elle une telle place dans la vie
au point de troubler la sage ordonnance des choses ? Én observateur attentif des choses humaines, Schopenhauer
répond qu'il ne s'agit pas d'une bagatelle.
L'amour mérite bien toute cette gravité et cette ardeur dans les efforts
qu'on y consacre.
Én effet, son but, par son importance, dépasse radicalement tous les autres buts de la vie, car ce
n'est pas de l'intérêt de l'individu qu'il s'agit mais de celui de l'espèce :
« La fin dernière de toute intrigue galante, qu'elle soit jouée en brodequins ou en cothurnes, est réellement plus
considérable que tous les autres buts de la vie humaine et par conséquent digne du sérieux profond avec lequel
chacun la poursuit.
Ce qui se décide de la sorte n'est en effet rien de moins que la composition de la génération future.
»
On sait que, pour Schopenhauer, les tendances, les désirs des hommes ne sont que des manifestations de ce Vouloir
impersonnel qui anime la nature.
Vouloir qu'on peut voir aussi bien dans la force d'attraction que dans celle qui fait
croître et végéter la plante...
Mais l'homme a l'illusion de poursuivre son propre intérêt.
Or, avec la sexualité et l'amour,
les masques tombent.
Autrement dit, le caractère absurde et paradoxal de la vie de l'homme apparaît ouvertement.
L'énergie, le sérieux que les hommes consacrent à la passion amoureuse ne sert, au fond, que les intérêts de l'espèce.
Certes l'individu, dans sa vie sexuelle et amoureuse, ressent cet intérêt comme personnel, mais ce n'est là qu'une ruse
de la nature :
« La nature ne peut [...] atteindre son but qu'en inculquant à l'individu une certaine illusion, grâce à laquelle il
regardera comme un bien pour lui-même ce qui n'est tel en fait que pour l'espèce; ainsi il se mettra au service de celleci tout en s'imaginant servir son intérêt propre.
»
Ici donc, comme dans tout instinct, l'amour a pris la forme d'une illusion pour agir sur la volonté humaine.
L'amour n'est
qu'un instinct déguisé.
Tel est le sens de cette phrase :
« Toute inclination amoureuse [...] pour éthérée que soient ses allures, prend racine uniquement dans l'instinct sexuel,
et n'est même qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé et, rigoureusement parlant, plus
individualisé.
»
Si éthérée qu'elle soit, si objective et si bien revêtue de sublimes couleurs qu'elle puisse nous paraître, la passion
amoureuse n'a en vue que la procréation d'un nouvel être.
Voilà le but véritable, quoique ignoré des intéressés, de tout
roman d'amour.
Et peu importe la façon et les moyens de l'atteindre.
Sans cette ruse de l'instinct, l'humanité périrait.
L'individu étant, en général, profondément égoïste, il se soucierait peu de l'intérêt de l'espèce.
C'est donc seulement
parce qu'il a l'illusion de poursuivre, dans l'amour, ses petits buts égoïstes, qu'il met son activité au service de l'espèce
:
« Une simple chimère, qui s'évanouira aussitôt après, flotte dans son esprit et se substitue comme motif à une réalité.
»
Que la génération future dépende, dans toute sa détermination individuelle, de ce sérieux avec lequel la passion
amoureuse est éprouvée, cela n'est-il pas une fin bien plus élevée et plus noble que celle des « sentiments
transcendants » et des « bulles de savon immatérielles » des âmes amoureuses ? Si l'on reconnaît que tel est le but
véritable de l'amour, alors on s'apercevra que l'inclination croissante de deux amoureux est en réalité déjà la volonté de.
»
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