Aristote: Pourquoi philosophe-t-on ?
Extrait du document
«
"C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les
premiers penseurs aux spéculations philosophiques.
Au début, leur
étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à
l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à
des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux
du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers.
Or, apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre
ignorance [...].
Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers
philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils
poursuivaient le savoir en vue de la
seule connaissance et non pour une fin utilitaire.
Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les
nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son
agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher
une discipline de ce genre."
Aristote, Métaphysique, trad.
J.
Tricot, Vrin, date?
Ce que le texte défend
Aristote détermine, dans ce texte, ce qui a poussé les hommes à philosopher.
Il fait remonter l'origine de cette activité
à un sentiment particulier : l'étonnement.
Mais quel genre d'étonnement ?
Celui que suscite, nous dit-il, une difficulté, depuis les problèmes les plus immédiats qui se présentent à notre esprit,
jusqu'à ceux concernant la nature des phénomènes célestes et l'origine de l'univers.
Cette réponse peut nous sembler étrange.
Une difficulté nous irrite ou nous décourage.
Peut-elle vraiment nous
étonner ?
Le mot grec problema, qui signifie arrêt, obstacle, nous suggère bien pourtant cet étonnement qui saisit la pensée
lorsqu'elle rencontre un obstacle qui arrête le cours de sa compréhension du monde.
Étonnement devant l'inexpliqué
mais aussi devant sa propre ignorance et ce, dans un seul et même mouvement de pensée.
C'est pourquoi, écrit-il, « apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance ».
Cette
reconnaissance nous éveille au fait que le monde ne se donne jamais comme intégralement compréhensible et
transparent.
Le désir de percer ses secrets ou, ce qui revient au même, d'échapper à l'ignorance, est donc le moteur qui poussa les
premiers penseurs à philosopher.
L'étonnement n'est donc pas ici une simple surprise, mais l'éveil d'une curiosité nourrie par un sentiment
d'émerveillement, car il y a du merveilleux dans le mystérieux.
Les principes cachés, qui animent la course des astres et
donnent sa beauté au spectacle que nous offre la voûte céleste, conjuguent ces deux aspects.
Échapper à l'ignorance et répondre à l'appel que suscite en nous cet étonnement est donc le véritable but que poursuit
la philosophie.
Cette fin n'est pas utilitaire, c'est-à-dire qu'elle n'est pas destinée à satisfaire des besoins liés au corps,
car cette recherche est à elle-même sa propre fin et, en ce sens, elle peut être dite libre.
Ce a quoi le texte s'oppose
Aristote s'oppose ici à tous ceux qui reprochent à la philosophie son inutilité, le fait qu'elle ne produise aucun objet au
service des besoins du corps et de la vie matérielle.
Le boulanger produit du pain, le médecin soigne les malades, mais
qu'apporte le philosophe ?
Ce genre de questions, le personnage de Calliclès les posait déjà, dans le dialogue que Platon a intitulé le Gorgias.
« Il
faut renoncer à la philosophie », disait-il à Socrate, car le philosophe se coupe des autres hommes, perdu dans ses
réflexions, et n'est plus utile à la Cité dont il finit par ignorer les lois.
L'image du philosophe noyé dans ses pensées fut
d'ailleurs répandue chez les Grecs par une anecdote : on raconte que l'un des premiers penseurs, Thalès, alors qu'il
contemplait le ciel, sujet à l'étonnement, ne vit pas devant lui l'ouverture d'un puits et y tomba.
Ainsi Calliclès avance-t-il que «devant un homme que je vois continuer à philosopher sans s'arrêter jamais, je me dis,
Socrate, que celui-là mériterait d'être fouetté».
Pour Calliclès, non seulement la philosophie ne produit pas d'objets utiles, mais elle détourne de l'action.
Elle nécessite
une retraite, une mise à l'écart du monde, qui nous font oublier nos devoirs de citoyens.
C'est pourquoi Calliclès
conclut sa critique en déclarant que pareil homme «devient moins qu'un homme à fuir toujours le coeur de la cité, ces
assemblées où les hommes s'illustrent».
L'argumentation de Calliclès, qui identifie la philosophie à un bavardage dangereux, repose sur l'idée que seul l'utile a de
la valeur.
C'est méconnaître là que l'homme ne possède pas qu'un seul type de rapport au monde, à savoir d'utilité et de
consommation.
La connaissance est désintéressée précisément parce qu'elle vise à satisfaire notre curiosité sur le
monde, et cette satisfaction n'a pas d'autre fin qu'elle-même.
Que cette connaissance n'ait pas d'utilité au niveau des besoins du corps ne lui ôte pas son prix, bien au contraire.
Le
temps de sa réflexion, sujet à l'étonnement et à ses spéculations, le philosophe se sent comme libéré des besoins du
corps.
C'est pourquoi son activité demande loisir et nous offre l'expérience d'une certaine forme de liberté..
»
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