Aristote
Extrait du document
«
"Ceux qui ont à l'excès les dons de la fortune - force, richesse, amis et
autres avantages de ce genre - ne veulent ni ne savent obéir (et ce
défaut, ils le tiennent, dès l'enfance, de leur famille : à cause d'une vie
trop facile, ils n'ont pas pris, même à l'école, l'habitude d'obéir), tandis
que ceux qui sont privés, d'une manière excessive, de ces avantages
sont trop avilis.
Le résultat, c'est que ces derniers ne savent pas
commander, mais seulement obéir en esclaves à l'autorité, tandis que les
autres ne savent obéir à aucune autorité mais seulement commander en
maîtres.
Ainsi donc, il se forme une cité d'esclaves et de maîtres, mais
non d'hommes libres, les uns pleins d'envie, les autres de mépris,
sentiments très éloignés de l'amitié et de la communauté de la cité car
communauté implique amitié : avec ses ennemis, on ne veut même pas
faire en commun un bout de chemin.
La cité, elle, se veut composée, le
plus possible, d'égaux et de semblables, ce qui se rencontre surtout dans
la classe moyenne." ARISTOTE.
[Introduction]
Comment doit se constituer la population d'une cité pour qu'elle fonctionne bien
? Platon répondait par la séparation rigoureuse de trois classes aux origines
mythiques ; Aristote privilégie au contraire des « égaux » et des « semblables »,
mais en montrant les dangers, pour la survie de la cité elle-même, de classes trop fortement distinctes par leur
situation.
[I.
Effets psychologiques de l'inégalité]
Le texte commence par décrire deux populations que tout sépare.
La trop grande différence de situation, parmi les
citoyens de la cité, produit des réactions différentes.
D'une part, Aristote évoque les fortunés : ils bénéficient de tous les avantages : force, richesse, amis (ils ne
connaissent donc pas la solitude, et peuvent toujours compter sur leurs relations), etc.
Leur existence est donc très
facile (et même « trop »), et la conséquence en est qu'ils sont incapables d'obéir à qui ou quoi que ce soit.
Cette
incapacité est aussi bien due à leur volonté (pourquoi obéiraient-ils, puisqu'ils se sentent nécessairement supérieurs à
tout le monde ?) qu'à leur ignorance de l'obéissance.
Ignorance qui vient de loin, puisqu'elle provient de leur entourage
familial : en raison même de la vie facile dont on bénéficie dans leur famille, on ne les a jamais contraints à quoi que ce
soit, et l'école elle-même a été incapable de leur inculquer l'habitude d'obéir.
Même si Aristote ne précise pas
davantage les causes de cet échec, on peut supposer que c'est parce que leur attitude est arrogante, et qu'il leur
paraîtrait aberrant d'obéir à un « maître » qui leur est inférieur en fortune ou qui est nécessairement d'une origine plus
modeste que la leur.
À l'opposé, la catégorie des citoyens qui sont privés de biens, d'amis « et autres avantages de ce genre », sont trop
avilis.
C'est qu'une privation excessive de ce qui est nécessaire à une aisance normale rabaisse l'homme en dessous de
ce qu'il devrait être.
On peut déjà deviner que.
pour Aristote, la citoyenneté préférable est celle qui n'est excessive ni
dans un sens ni dans l'autre : elle se tient dans la moyenne, ou, là aussi, dans un « juste milieu » entre le trop et le
trop peu.
En forçant à peine le texte, on peut donc considérer que les deux groupes évoqués par l'auteur constituent
les deux versions possibles d'une hubris sociale : les trop riches ont tendance à se prendre pour des dieux, puisque
tout leur paraît permis ; les trop pauvres ont tendance à vivre comme des animaux, puisque leur avilissement excessif
amoindrit leur humanité.
[II.
Conséquences politiques]
Ces comportements ont nécessairement des retentissements dans la vie « politique » au sens propre, c'est-à-dire dans
les affaires de la cité.
Les pauvres, en effet, en raison même de leur avilissement, sont incapables de «commander» :
leur infériorité sociale s'accompagne d'une faiblesse devant tout pouvoir, d'une crainte devant tout indice de
supériorité.
Ils ne peuvent donc qu'obéir passivement à l'autorité, et ainsi se comporter comme des esclaves.
Inversement, les fortunés ne se plient devant aucune autorité, y compris politique, et entendent commander en tout
comme des maîtres.
Cette inégalité est particulièrement grave relativement à la loi et à l'assemblée qui en décide :
seuls les fortunés y prendront la parole, tandis que les démunis n'oseront pas même participer aux débats, attendant
passivement qu'on leur ordonne de faire ce qui aura été décidé.
On peut même envisager que les fortunés, puisqu'ils ne
veulent obéir à aucune autorité, en viennent à bafouer les lois sans crainte d'être punis.
La cité en vient ainsi à se composer d'esclaves obéissants et de maîtres tyranniques – ce qui officialise sur le plan
politique la différence des richesses.
Or la cité doit se composer d'hommes qui soient tous également libres : l'ensemble
des citoyens, idéalement, doit être homogène.
C'est la condition pour que la cité soit une authentique « communauté
», ce qui implique que la vie y soit bien « commune », c'est-à-dire fondée sur des possibilités semblables pour tous.
Au contraire, les sentiments qui agitent les deux groupes ne peuvent être communs : c'est d'une part l'envie suscitée
par la pauvreté et la faiblesse, d'autre part le mépris justifié par l'impression de supériorité écrasante.
Sentiments qui
se trouvent en quelque sorte à égale distance, mais symétriquement ou de part et d'autre, de celui qui doit unir les
citoyens et qui est l'amitié.
Cette dernière suppose une égalité entre les individus, une équivalence approximative de
leurs situations, et qu'elle soit vécue dans la réciprocité – ce qui est évidemment impossible lorsqu'il s'agit de l'envie ou.
»
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