Aristote
Extrait du document
«
"L'homme qui vit selon ses passions ne peut guère écouter ni comprendre
les raisonnements qui cherchent à l'en détourner.
Comment serait-il
possible de changer les dispositions d'un homme de cette sorte : Somme
toute, le sentiment ne cède pas, semble-t-il, à la raison, mais à la
contrainte.
Il faut donc disposer d'abord d'un caractère propre en quelque
sorte à la vertu, aimant ce qui est beau, haïssant ce qui est honteux;
aussi est-il difficile de recevoir, dès la jeunesse, une saine éducation
incitant à la vertu, si l'on n'a pas été nourri sous de telles lois, car la foule,
et principalement les jeunes gens, ne trouvent aucun agrément à vivre
avec tempérance et fermeté.
Aussi les lois doivent-elles fixer les règles
de l'éducation et les occupations, qui seront plus facilement supportées
en devenant habituelles.
A coup sûr, il ne suffit pas que, pendant leur
jeunesse, on dispense aux citoyens une éducation et des soins
convenables; il faut aussi que, parvenus à l'âge d'homme, ils pratiquent
ce qu'on leur a enseigné et en tirent de bonnes habitudes.
Tant à ce point
de vue que pour la vie entière en général, nous avons besoin de lois.
La
foule en effet obéit à la nécessité plus qu'à la raison et aux châtiments
plus qu'à l'honneur." ARISTOTE.
Si l'homme est bien par nature un animal raisonnable, apte à La raison, il
semblerait qu'il suffise de l'exhorter à la vertu pour qu'il fasse de lui-même le choix préférentiel et éclairé de la vertu,
accomplissant par là son excellence humaine.
Hélas, dans la plupart des cas les paroles ne suffisent pas à rendre
vertueux : la raison est en échec lorsqu'elle s'adresse à des caractères devenus intempérants, voire vicieux, sans
pudeur ni sens de l'honneur.
Les uns ne peuvent plus devenir vertueux, les autres ne le veulent plus.
Que faire? Si la
raison est impuissante face aux dispositions mal acquises, qu'est-ce qui peut battre en brèche de telles dispositions?
Selon Aristote, seul l'État est apte à venir au secours de la raison défaillante.
Chacun en effet, livré dans la sphère
privée à sa seule spontanéité, enracine des dispositions intempérantes ou vicieuses.
C'est donc à la sphère publique de
guérir le mal par la contrainte des lois, et de préférence de le prévenir, en légiférant sur l'éducation dès la prime
enfance.
Il faut en conclure que, pour Aristote, l'autorité paternelle est rarement suffisante pour contraindre à la vertu avec
assez de force et d'efficacité, que la vertu de l'exemple ou le dialogue rencontrent leurs limites.
C'est pourquoi l'État
doit s'en mêler pour éviter le pire.
Mais faire de l'éducation morale une affaire d'État, n'est-ce pas s'engager dans la
voie du totalitarisme, et même compromettre l'émergence d'une véritable moralité?
Aristote part d'un constat : pour l'intempérant et le débauché, les discours viennent trop tard et sont inopérants.
Il
vaut donc mieux prévenir, là où on ne peut plus guère espérer guérir, seules les lois contraignantes de l'État pouvant y
parvenir.
Mais rien n'étant définitivement acquis, la contrainte initiale des lois ne doit jamais se relâcher.
Tel est le constat de départ : celui dont les dispositions mal acquises sont enracinées reste sourd aux appels de la
partie raisonnante de l'âme.
Celui qui «vit selon ses passions» est mû par son sentir et son affectivité, sans choix délibéré.
Il est passif en ce qu'il
se laisse régir par les sentiments de plaisir et de douleur éprouvés au contact du monde extérieur, sans maîtrise ni
mesure, sans pouvoir résister.
Il s'est mal «disposé », se comporte mal à l'égard des affections de plaisir et de peine.
Certes, la partie désirante de l'âme est par nature raisonnable, c'est-à-dire apte à être raisonnée, apte à écouter la
partie raisonnante et discourante.
Mais l'âme qui a été livrée à elle-même s'est habituée au laisser-aller et à
l'intempérance : elle n'écoute pas ce que pourtant elle serait apte à entendre.
L'intensité du sentir et de l'éprouver est
telle qu'elle ne peut plus« guère » écouter ce qui est d'ordre discursif.
Sa faible capacité d'écoute cède vite à la force
des sollicitations sensibles.
Que faire là où il est trop tard pour convaincre le désir par l'argumentation et l'ordre des raisons? là où il est trop tard
pour que la raison parle au désir comme le père au fils, puisque ce dernier n'écoute plus? Faut-il donner du bâton? Il
semble bien que seule la contrainte puisse venir au secours de la raison défaillante.
S'il ne choisit pas de se rendre à la
raison, le désir doit être forcé.
Faute d'obéissance volontaire, il faut soumettre, sans plus chercher à sermonner et à
admonester.
Cela tient à la nature du «sentiment», car par lui nous sommes immédiatement émus et mus, sans choix
délibéré.
Or seul un sentiment peut vaincre un sentiment, seule une passion peut vaincre une passion.
La force, qui
fait naître immédiatement la passion de crainte, est donc plus efficace que tout discours suivi, lorsqu'il s'agit de couper
court aux débordements de l'intempérant ou du vicieux.
À l'intempérant qui écoute peu, au vicieux qui ne veut plus rien
entendre, il faut bien se contenter de donner des ordres sans donner de raisons.
Mais ne vaut-il pas mieux éviter d'en
venir là ?
Il faut plutôt envisager la prévention des dispositions intempérantes et vicieuses : l'éducation de la jeunesse doit être
l'affaire du législateur et de l'État.
Pour que la raison ait un jour sa chance d'être entendue par le désir qui, rappelonsle, n'est pas par nature irrationnel car capable d'entendre raison, il faut agir tôt.
Il faut faire en sorte que le
«caractère», c'est-à-dire la manière d'agir créée par l'habitude, soit droitement formé.
Un caractère vertueux est
certes en nous une potentialité, mais seule l'habitude peut le rendre effectif.
Nos dispositions, qui sont nos manières
d'être et de nous comporter vis-à-vis des affections de plaisir et de peine, sont très tôt acquises.
Il convient donc
d'apprendre d'emblée à bien placer les passions, les sentiments de plaisir et de douleur, d'amour et de haine :.
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