Arendt: travail et asservissement à la nécessité
Extrait du document
«
Introduction
Depuis les premières revendications syndicales au xixe siècle, une société se dessine.
Son état d'esprit est
particulièrement saillant dans les démocraties occidentales.
Les progrès techniques ont permis d'espérer sans cesse
une libération prochaine: l'exemption du labeur, la possibilité de vivre sa vie sans contrainte et ainsi qu'on l'entend.
Mais, en même temps, pendant que la revendication du droit au loisir se fait de plus en plus entendre, pendant que le
temps de loisir est de plus en plus étendu, il est des questions qui jaillissent.
Comment envisager sa vie quand on
considère que tout travail et tout effort ne valent jamais que par eux-mêmes mais ne sont que des moyens pour vivre?
Quand on cesse de travailler pour échapper au travail, qu'arrive-t-il lorsqu'il n'est plus nécessaire de travailler?
1.
L'automatisation, progrès inéluctable et libération
A.
La machine va remplacer l'homme et le libérer
Distributeurs automatiques, usines contrôlées par ordinateurs, chaînes de montage automatisées, Arendt ne s'y trompe
pas en annonçant de prochains bouleversements dans la société du travail.
«C'est l'avènement de l'automatisation qui,
en quelques décennies, probablement videra les usines»: il est en effet toute une série de tâches qui autrefois
assurées par des hommes peuvent être aujourd'hui assumées par des machines.
Les quelques décennies qui nous
séparent d'Arendt confirment son propos.
De nombreuses usines ont été vidées de leur main-d'oeuvre, tout du moins
dans les sociétés les plus avancées industriellement.
Les effectifs réduits qui demeurent encore en place dans ces
usines ne sont affectés la plupart du temps qu'à des tâches de surveillance.
Il ne s'agit plus que de vérifier que la
machine fonctionne correctement, ainsi qu'on l'a programmée, et qu'elle ne s'emballe pas.
Le gain pour les ouvriers est
évident: ils n'ont plus à assumer des tâches ingrates, sans intérêt et sans lesquelles ils ne pouvaient pas s'investir
personnellement ni trouver l'inspiration pour un quelconque projet.
B.
C'est de l'asservissement à la nécessité qu'il sera ainsi libéré
Pour l'humanité, il s'agit bien d'une libération.
Arendt parle du «fardeau le plus ancien et le plus naturel».
Le plus
ancien, parce qu'il ne semble pas que l'homme n'ait jamais pu s'abstenir de travailler, ne serait-ce que pour survivre.
Et
le plus naturel, dans la mesure où ce travail est devenu comme une définition, une nature même de l'homme.
En
apposition au «fardeau du travail», Arendt pose «l'asservissement à la nécessité».
Il faut s'arrêter sur ce point.
La
syntaxe même porte à croire qu'il y a entre ces deux expressions une assimilation ou tout du moins l'expression d'une
équivalence.
De quelle nécessité parle-t-on? De celle du travail bien entendu, mais pourquoi l'appeler ainsi? Arendt
souligne simplement ainsi que le travail n'est pas un choix, une option.
Elle souligne que le travail a été (et est encore
certainement), et plus encore depuis l'avènement de la société industrielle, une condition pour survivre.
Par le travail,
on «gagne sa vie».
Or, en prenant au pied de la lettre l'expression «gagner sa vie», on comprend mieux vers où Arendt
se dirige dans son argumentation.
Que perd-on lorsque ce qui permettait de «gagner» sa vie disparaît?
2.
L'enfer de la liberté
A.
L'état d'esprit de ceux qui seront libérés
Voilà que le problème qu'Arendt vise réellement se pose enfin.
On peut bien espérer que l'automatisation libère dans
des délais relativement cours l'humanité du fardeau du travail.
Mais qu'advient-il lorsque, le travail ayant été pensé et
présenté comme ce qui permettait essentiellement de vivre, celui-ci n'est plus nécessaire? Arendt parle d'une «société
de travailleurs».
Tout se passe comme si la volonté de se libérer du travail avait transformé peu à peu une société
d'hommes en société de travailleurs.
On le voit, l'insistance sur le terme «travail», sa répétition, dessine le gouffre
qu'Arendt veut signaler: «C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail.» II s'agit ici de
souligner que l'on va peut-être retirer à ces travailleurs ce qui les définissait, et en définitive ce qui pourrait apparaître
comme une raison d'être.
Plus encore, comme leur seule raison d'être, puisque «cette société ne sait plus rien des
activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté».
Voilà le
redoutable constat d'Arendt: à trop vouloir se libérer du travail, on n'a plus aucune idée (parce que cette idée n'a pas
été cultivée par l'esprit même de la société industrielle) de ce pourquoi il était légitime d'espérer s'en libérer.
Autrement dit, cette libération, à trop être envisagée comme une fin en soi, ne laisse rien derrière elle sinon un
immense vide que les hommes travailleurs ne peuvent combler par absence de ressources.
B.
Une société égalitaire
Le problème n'est pas seulement un problème social.
Arendt le souligne, il s'agit plus profondément d'un problème
politique.
Il s'agit d'une conséquence du principe d'égalité qui préside dans les démocraties.
«Dans cette société qui
est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie
politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme.» Cette société est
égalitaire essentiellement dans son rapport au travail.
Elle est 'égalitaire dans la mesure où une égale conception du
travail s'y est diffusée.
Il faut s'arrêter un moment sur cette notion de «classe», d'«aristocratie politique ou
spirituelle».
Par aristocratie, il ne faut pas seulement comprendre ici la classe de ceux qui jouissaient de privilèges sous
l'Ancien Régime.
Cette aristocratie, dont Arendt déplore la disparition, n'est pas une aristocratie de l'argent.
Cela
désigne bien plutôt cette classe de personnes pour lesquelles tout travail ne méritait pas salaire ou plus exactement.
»
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