Arendt et la vie politique
Extrait du document
«
« Depuis les Grecs, nous savons qu'une vie politique réellement développée conduit à une
remise en question du domaine de la vie privée, et à un profond ressentiment vis-à-vis du
miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est – singulier,
unique et immuable.
Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de la vie
privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique
qui se fonde sur la loi d'égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi
de la différence universelle et sur la différenciation.
L'égalité, à la différence de tout ce qui
est impliqué dans l'existence pure et simple, n'est pas quelque chose qui nous est donné
mais l'aboutissement de l'organisation humaine, dans la mesure où elle est guidée par le
principe de justice.
Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que
membres d'un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des
droits égaux.
» ARENDT.
[Introduction]
Il est banal de constater que l'individu est souvent mal à l'aise dans l'organisation politique dont il fait partie.
Mais,
pour Arendt, il est trop simple d'opposer seulement les intérêts du singulier à ceux du collectif : la raison de la
divergence est plus profonde, et proviendrait du fait que toute la sphère privée est modifiée par le politique — d'où,
chez l'individu, un « ressentiment » à l'égard de ce qu'il est initialement, à quoi il lui faut renoncer pour accéder à
l'égalité dans un groupe où tous ont des droits égaux.
[I.
Le « miracle » du singulier]
[A.
Le donné individuel]
Chaque individu a tendance à se concevoir comme unique : c'est sa situation initiale, celle que lui donnent sa
naissance, ses capacités physiques, ce que Rousseau nommait son « indépendance naturelle ».
La diversité des
hommes peut ainsi apparaître comme un « miracle » authentique : que malgré leur appartenance à une humanité
générale, ils soient tous (ou se perçoivent tous) différents les uns des autres.
[B.
Une unicité immuable]
Arendt ne se contente pas d'affirmer l'unicité de chacun, elle l'accompagne du sentiment de l'« immuable » : il s'agit
donc, pour l'individu, de « persévérer dans son être », comme l'indiquait Spinoza.
Être soi, c'est aussi ne pas vouloir
changer, demeurer tel quel, maintenir inlassablement ce qui me constitue et me définit.
Il y a dans cette volonté
supposée de s'affirmer un possible écho de l'évocation, par Hegel, de l'affirmation initiale de la conscience de soi, dotée
de la liberté la plus élémentaire.
L'homme n'est encore que conscience refermée sur elle-même, qui peut même ignorer
l'existence des autres consciences.
[C.
L'intrusion du politique]
C'est le passage à une vie politique « développée » qui vient contester cette affirmation du singulier.
Au point qu'elle
produit, dit Arendt, un « ressentiment » à son égard : à quoi bon, en effet, bénéficier de l'unicité s'il faut ensuite se
plier aux principes de la vie en commun, et priver l'unicité de tout pouvoir, ou même de toute exigence ?
Considérer avec le texte que ce donné premier va être « relégué au rang de la vie privée », c'est en effet suggérer que
l'extérieur n'a rien à connaître de sa réalité.
La sphère privée, qui ne peut se définir que par opposition à une sphère
publique, est autre chose que la répétition du donné : elle est sa transformation par relégation, ce qui en reste après
la constitution du politique.
[II.
L'opposition]
[A.
Les deux fondements]
Une fois instaurée, la sphère privée maintient le principe de la différence universelle : chacun sait que l'autre, dans son
univers « privé », est différent de lui.
On pourrait concevoir qu'une telle juxtaposition aboutisse nécessairement à des
conflits – selon la version hégélienne du passage de la conscience en-soi aux exigences de la conscience et de la
liberté pour-soi –, mais ces derniers ne sont pas pris ici en considération : c'est qu'ils sont en un sens antérieurs à
l'instauration d'une vie politique « réellement développée ».
Il est vrai que, chez Hobbes, les luttes entre individus
également égoïstes, brutaux, hargneux, etc., précèdent la mise en place de l'organisation politique.
Il n'en reste pas moins que la différenciation qui règne dans la sphère privée s'oppose à la loi d'égalité qu'énonce la
sphère publique.
Si, pour Hobbes, l'opposition est telle que l'égalité politiquement instaurée par l'obéissance
au pouvoir fait disparaître toute velléité singulière, Arendt, qui semble ne s'intéresser qu'à des organisations de type «
démocratique », considère que le donné initial, n'étant pas totalement étouffé, constitue en fait une « menace
permanente » pour la sphère publique.
[B.
Un « contrat » implicite ?]
La situation envisagée est proche de celle que décrit Rousseau avant (et pour justifier) l'adhésion au contrat social : il
s'agit bien de trouver une façon d'harmoniser les qualités qui étaient jusqu'alors celles de l'individu indépendant, avec
les exigences d'une collectivité.
En sachant que l'entrée dans le collectif signifiera nécessairement la perte des qualités.
»
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