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André Chénier a dit : « De toutes les nations de l'Europe, les Français sont ceux qui aiment le moins la poésie et qui s'y connaissent le moins. » Renchérissant sur ce jugement, Baudelaire écrivait : « La France éprouve une horreur congénitale de la poés

Extrait du document

Début. — Trois jugements qui étonnent par leur sévérité. Essayons de voir ce qui a pu les motiver aux yeux de leurs auteurs et de déterminer la nature de la poésie en France, d'après quelques exemples.

  • 1. André Chénier, à une époque de décadence de la poésie, essaie de la renouveler (« sur des pensers nouveaux »...).
  • 2. Baudelaire n'aime pas la poésie souvent oratoire des romantiques. Il veut rendre à la poésie son mystère. Il apporte « un frisson nouveau ».
  • 3. Lanson juge le lyrisme : a) tardif. Mais le Moyen Age et Villon ? — b) rare Mais la floraison de la Pléiade ? Racine et La Fontaine à l'âge classique ? — c) laborieux. Mais qu'importe si l'œuvre d'art aboutit au chef-d'œuvre? D'ailleurs, quoi de plus spontané que le lyrisme abondant du romantisme?

 Plus tard viennent la poésie savante du Parnasse et la subtilité du symbolisme.

Conclusion. — Savante ou spontanée, la poésie française est bien de l'authentique poésie.

« André Chénier a dit : « De toutes les nations de l'Europe, les Français sont ceux qui aiment le moins la poésie et qui s'y connaissent le moins.

» Renchérissant sur ce jugement, Baudelaire écrivait : « La France éprouve une horreur congénitale de la poésie ».

Enfin un critique contemporain, Gustave Lanson, déclare : « Le lyrisme n'est qu'un accident chez nous, la création en a été tardive et laborieuse : la source du lyrisme s'ouvre en effet assez rarement au fond de l'âme française.

» En rapprochant ces divers jugements, vous vous demanderez si l'évolution de la poésie lyrique en France justifie une pareille sévérité PLAN Début.

— Trois jugements qui étonnent par leur sévérité.

Essayons d e voir ce qui a pu les motiver a u x yeux d e leurs auteurs et d e déterminer la nature de la poésie en France, d'après quelques exemples. 1.

André Chénier, à une époque de décadence de la poésie, essaie de la renouveler (« sur des pensers nouveaux »...). 2.

Baudelaire n'aime pas la poésie souvent oratoire des romantiques.

Il veut rendre à la poésie son mystère.

Il apporte « un frisson nouveau ». 3 Lanson juge le lyrisme : a) tardif.

Mais le Moyen Age et Villon ? — b) rare Mais la floraison de la Pléiade ? Racine et La Fontaine à l'âge classique ? — c) laborieux.

Mais qu'importe si l'œuvre d'art aboutit au chef-d'œuvre? D'ailleurs, quoi d e plus spontané que le lyrisme abondant du romantisme? Plus tard viennent la poésie savante du Parnasse et la subtilité du symbolisme. Conclusion.

— Savante ou spontanée, la poésie française est bien de l'authentique poésie. DÉVELOPPEMENT Trois jugements, qui jalonnent notre histoire littéraire de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe, sont d'une grande sévérité à l'égard de la nation française en ce qui concerne le sens poétique. Les deux poètes, Chénier et Baudelaire, semblent surtout viser le goût du public : Chénier, en prétendant que « de toutes les nations de l'Europe, les Français sont ceux qui aiment le moins la poésie et qui s'y connaissent le moins » ; Baudelaire, lorsqu'il écrit : « La France éprouve une horreur congénitale de la poésie.

» Lanson, professeur de littérature, vise le lyrisme lui-même, qu'il déclare chez nous rare, tardif et laborieux.

Essayons de comprendre d'abord ce qui a pu motiver ces jugements surprenants, puis nous nous demanderons si cette condamnation n'est pas trop sévère et nous chercherons à déterminer la nature de la poésie française, et à en donner d'authentiques exemples. André Chénier a senti vivement la nécessité d e renouveler l'art des vers, car il a vécu à u n e époque d e décadence d e la poésie : rationalisme desséchant, antiquité oubliée, pauvreté de la langue poétique, superstition des termes nobles qui restreignait le vocabulaire : périphrases, abus des mots abstraits, autant d'explications de cette stérilité. Pas un poète à cette époque où l'on écrivit beaucoup de vers, si ce n'est précisément André Chénier.

André Chénier rêva d'insuffler une vie nouvelle à la poésie, mais, hors d'un petit cercle de lettrés, il constatait que le public de son temps se désintéressait de la poésie, ne la sentait pas. Après avoir lui-même cultivé une poésie savante, comme « poète grec en terre de France », ou une poésie philosophique distillant l'élixir du savoir de son temps, Chénier trouve sa meilleure veine dans l'expansion de ses émois d'homme et de patriote : ses aspirations, ses douleurs, ses colères.

Se doutait-il que s a Jeune captive et surtout s e s ï a m b e s allaient, après s a mort tragique, bouleverser tant de lecteurs ? Cet art-là trouva aisément le chemin des cœurs et contribua pour sa part à l'essor du lyrisme romantique. Baudelaire, qui appartient par sa vie au romantisme finissant, a vivement senti ce que la poésie des romantiques eut trop souvent d'oratoire; il n'aimait pas la molle sentimentalité d'un Lamartine, l'enflure et le procédé chez Hugo, l'anecdote passionnelle chez Musset. Il en voulait au public d'avoir tant fêté ces poètes pour les qualités les moins poétiques d e leur œuvre, tandis qu'un Nerval, leur contemporain, passa inaperçu et que Baudelaire lui-même n'arrivait pas à la célébrité, bien que Hugo ait reconnu qu'il avait apporté « un frisson nouveau ».

D'où le dépit de sa boutade. Baudelaire s'efforça de retremper la poésie aux sources les plus intimes de l'âme et du mystère des choses. La Nature est un temple ou d e vivants piliers Laissent parfois sortir d e confuses paroles; L ' h o m m e y p a s s e à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers (Correspondances.) Gustave Lanson déclare à son tour que le lyrisme est un accident chez nous, une création tardive et laborieuse : « la source du lyrisme s'ouvre, dit-il, assez rarement dans l'âme française ». C e jugement étonne.

Lanson ne donnerait-il pas au mot lyrisme un sens un p e u étroit ? (ce qui est, du reste, l'erreur d e bien des manuels littéraires).

On ne peut dire qu'un art qui commence à Villon est tardif1.

Villon est un de nos grands poètes lyriques et le XVIe siècle est peut-être le siècle le plus riche en poètes à la fois spontanés et savants, trop ignorés d'ailleurs. A côté de Ronsard, du Bellay et d'Aubigné, dont la gloire s'est imposée, qui a lu Maurice Scève, Louise Labé, Pontus de Thyard, Jodelle, Baïf, d'Aubigné, du Bartas, Garnier, Desportes, et, au seuil du XVIIe siècle, Maynard et Saint-Amand, Théophile de Viau, Tristan l'Hermite, et même Scudéry ? M.

Lanson exclut-il du sanctuaire lyrique Corneille et Racine, et non pas seulement le Corneille de l'Imitation et le Racine des Cantiques spirituels, mais tout ce qu'il y a de poésie dans leur théâtre (la poésie est une et indivisible, cette « lumière magique » brille aussi bien à travers la tragédie ou l'épopée).

La Fontaine n'est-il pas dans ses Fables et ses autres poésies un pur lyrique ? On le voit, une foison de lyriques authentiques précéda la saison du lyrisme, tel que l'entendent habituellement les classificateurs d e manuels, c'est-à-dire la saison du romantisme. Quant au romantisme avec Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny et Musset, il représente une magnifique explosion de lyrisme, comme aucune autre littérature sans doute n'en offre l'apparition aussi spontanée et simultanée.

La deuxième partie du XIXe siècle est aussi féconde : le mouvement symboliste (Baudelaire en étant l'introducteur véritable) avec Mallarmé, Rimbaud, Verlaine et les poètes du début du xx° siècle : Valéry, Péguy, Claudel. L'épithète de « laborieuse » appliquée à la création poétique doit-elle être interprétée ainsi : la poésie en France est presque toujours une poésie savante, un art raffiné qui, pour cette raison même, reste peu accessible à la foule ? Cette opinion a été déjà exprimée : Taine remarquait à propos de La Fontaine qu'il est un des très rares poètes vraiment grands qui soient populaires, et que les poètes populaires chez nous ne sont pas les plus grands. Depuis la Renaissance, en effet, l'imitation de la poésie antique introduit des thèmes étrangers à la tradition française populaire (« il faut, pour la comprendre, avoir fait ses études »), et il est à remarquer que le romantisme n'a pas tari comme on le croit cette infiltration et dérivation gréco-latine dans notre littérature.

Elle reparaît avec Leconte de Lisie, Hérédia, Henri de Régnier, Moréas ; elle triomphe avec Valéry (Narcisse, La Jeune Parque).

Mais n'y a-t-il pas là aussi poésie ? Savante, la poésie l'est surtout d'une autre manière : elle résulte d'une véritable « alchimie verbale », rendue nécessaire par la nature de notre langue, plus rebelle que d'autres au sortilège poétique : extrême précision des mots, caractère très intellectuel du langage, sonorité modérée, absence d'accents forts).

De ces obstacles vaincus naît d'ailleurs une poésie plus subtile, délice des délicats, objet de ferveur pour une élite peu nombreuse, il faut le reconnaître ; sa beauté échappe à la foule, comme aux étrangers, à moins que ceux-ci ne soient initiés profondément à notre vie intellectuelle. Il serait inexact et dangereux d'exagérer ce caractère de notre poésie. A toutes les époques, et même à la nôtre, où toute une école penche vers cette poésie hautaine, fermée à la foule, ésotérique, certains poètes et des plus grands, Péguy, Claudel, en partie, restent humains.. »

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