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Alquié et les passions

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Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner a lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne. Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir a tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. ALQUIE

Nous avons ici à faire à un extrait d'une des oeuvres les plus connues de Ferdinand Alquié (1906-1985) : Le Désir d'éternité (1943).

Alquié aborde dans ce passage le thème de l'humaine passion amoureuse. Sa thèse est que la passion, loin d'être positive, constitue une illusion d'amour pur. Mais en est-elle pour autant le contraire ?

L'auteur se place donc dans la continuité ce débat de la philosophie moderne (notamment avec Descartes), prolongé à notre époque, qui cherche à distinguer les différents sentiments qui régissent la relation amoureuse. Il va discerner, d'un geste qu'on peut qualifier de sur-réaliste (ne niant pas une réalité mais l'englobant intellectuellement), l'activité amoureuse de la passivité amoureuse .

La question d'un possible amalgame entre passion et amour est ici posée : Les vertus amoureuses se retrouvent-elles dans la passion amoureuse. L'extrait de l'oeuvre d'Alquié constitue une réponse à cette question, divisé en trois moments d'analyse :

 

« « Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs.

On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur.

Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même.

Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner a lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même.

L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime.

Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même.

A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.

Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence.

La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles.

L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait.

Tiré du passé de l'amant, il peut convenir a tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image.

Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise.

Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer.

» ALQUIE Explication Introduction Nous avons ici à faire à un extrait d'une des oeuvres les plus connues de Ferdinand Alquié (1906-1985) : Le Désir d'éternité (1943). Alquié aborde dans ce passage le thème de l'humaine passion amoureuse.

Sa thèse est que la passion, loin d'être positive, constitue une illusion d'amour pur.

Mais en est-elle pour autant le contraire ? L'auteur se place donc dans la continuité ce débat de la philosophie moderne (notamment avec Descartes), prolongé à notre époque, qui cherche à distinguer les différents sentiments qui régissent la relation amoureuse.

Il va discerner, d'un geste qu'on peut qualifier de sur-réaliste (ne niant pas une réalité mais l'englobant intellectuellement), l'activité amoureuse de la passivité amoureuse . La question d'un possible amalgame entre passion et amour est ici posée : Les vertus amoureuses se retrouventelles dans la passion amoureuse.

L'extrait de l'oeuvre d'Alquié constitue une réponse à cette question, divisé en trois moments d'analyse : Le philosophe montre tout d'abord par oppositions successives (lignes 1 à 8) ce que n'est pas, ce qu'est, puis ce qu'empêche la passion dite « amoureuse ». Ensuite (l.

8-15) une argumentation sur la contradiction (passivité passionnée et « amour action ») est posée. Enfin (ligne 15 jusqu'à la fin), Alquié enfonce le clou de l'idéal amoureux dans l'illusion d'une passion faite d'amour, faisant, avec cette haute idée de l'activité amoureuse, contraster les illusions et les pulsions que génère l'état passionné.

Mais la passion n'est-elle pas un tant soi peu amoureuse pour qu 'elle puisse exister concrètement, ne fut-ce qu'un temps ? I.

L'autre-sujet de l'amour et l'autre-objet de passion C'est par le questionnement (l.

1) sur la possible nature altruiste de la passion que l'extrait débute.

La réponse est tranchée et tranchante.

En mettant en rapport les notions de « passé » et « passion », Alquié rappelle le sens du pathos grec (signifiant subir), racine du mot français.

Celui qui est passionné est en effet celui qui subit le poids sentimental de son vécu passé.

Souvenirs heureux ou malheureux d'une passion amoureuse (elle n'est guère neutre par nature) s'inscrivent durablement dans la mémoire, incontestablement.

Plus, le passionné ne se passionne en l'autre qu'en ce qu'il est l'objet de renaissance et de reconnaissance de la passion passée.

Il n'aime donc pas l'autre à proprement parler.

C'est bien une peinture globale, narcissique et égoïste de la passion que nous dévoile Alquié. Cette peinture reconnaît cependant l'ambivalence même de la relation humaine, puisqu'il est question d' « amour passion » (l.

5) – c'est-à-dire de l'union d'une « antinomie » (paradoxe) – dans le langage courant.

Cela contraste remarquablement avec les exigences d'un bonheur à venir pour l'autre dans la relation amoureuse.

Altruisme amoureux et passion égoïste nous dit Alquié, deux réalités opposées mais humaines.

N'y a-t-il pas là un dualisme abusif de la part de l'auteur ? Abusif peut-être pas puisque le passionné, ainsi que l'illustre brillamment Charles Berling (dans l'adaptation filmée du roman d'Alberto Moravia l'Ennui), « dévore », construit et détruit l'image de l'autre de manière aussi absurde que certaine.

Il l'assimile comme objet de retrouvaille d'un amour pourtant définitivement perdu.

C'est dire si le désir d'un homme passionné souffre d'irrationalité narcissique (l'autre comme miroir ?).. »

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