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Alexis de TOCQUEVILLE

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Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain en moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux et ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus d'eux s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? Alexis de TOCQUEVILLE

« PRESENTATION DE L'OUVRAGE "DE LA DEMOCRATIE EN AMERIQUE" DE TOCQUEVILLE Alexis de Tocqueville (1805-1859) est issu d'une famille noble traumatisée par la Révolution et restée fidèle aux valeurs de l'Ancien Régime.

Influencé par les philosophes des Lumières, il rompt avec l'héritage familial et voit dans 1789 l'avènement inéluctable d'un nouvel ordre social et politique, fondé sur les principes démocratiques.

Mais, dans la France de l'après-Révolution, marquée par les crises politiques et sociales successives, l'instauration de la démocratie reste problématique.

Pour comprendre pourquoi, Tocqueville va chercher aux États-Unis « une image de la démocratie elle-même ».

Inaugurant une science politique nouvelle, il dégage de l'analyse socio-historique un modèle théorique pour comprendre la nature d'une société démocratique, ses conditions d'existence et de fonctionnement, et en prévoir les évolutions, afin de découvrir « les moyens de la rendre profitable aux hommes » L'égalisation des conditions, « fait générateur » de la société démocratique La démocratie se caractérise essentiellement par l'égalisation des conditions, tendance lourde de l'histoire.

Sur le plan juridique et politique, elle institue l'égalité de droit, abolit les privilèges et affirme le principe de l'égalité des chances. Sur le plan social et économique, elle tend à l'égalisation des fortunes et à l'homogénéisation des classes.

Cette dynamique est portée par une mentalité spécifique, « la passion de l'égalité », qui a pour composantes la jalousie à l'égard de ceux qui possèdent plus que soi, le désir de ressembler aux autres et l'exigence de l'instauration de relations égalitaires entre les hommes. La tendance des démocraties au despotisme La « tyrannie de la majorité » : la majorité est censée incarner la volonté du peuple et peut donc légitimement imposer ses décisions à la minorité.

Elle risque d'abuser de son pouvoir, en opprimant la minorité.

Dans une société égalitaire, l'opinion publique toute-puissante exerce un « empire moral » sur les hommes : par peur de ne pas ressembler aux autres et convaincus qu'« il y a beaucoup plus de sagesse dans beaucoup d'hommes que dans un seul », ils se rallient à la pensée dominante. Le despotisme tutélaire : l'égalisation des conditions engendre l'atomisation du corps social et l'individualisme».

Les citoyens désertent l'espace public et ne se soucient que de leur bien-être.

Ils abandonnent l'exercice de leur libre arbitre, en confiant à un pouvoir unique et central le soin d'administrer leur vie, de réglementer leur pensée et leur action pour garantir leur bonheur et leur sécurité.

Considérablement étendu et renforcé, l'État exerce une tutelle absolue sur des citoyens complices. les remèdes au despotisme démocratique Pour éviter que l'État n'abuse de sa force, il faut décentraliser le pouvoir, en recréant les corps intermédiaires supprimés par la Révolution, auxquels sera déléguée l'administration des affaires locales et dont l'indépendance sera garantie par l'élection.

Il faut renforcer le pouvoir judiciaire et garantir son indépendance : le respect de la légalité protège les libertés individuelles contre les empiètements de l'État.

Les associations et la presse, véritables contrepouvoirs à condition d'être libres, peuvent recréer un espace commun, permettant aux citoyens de se forger une conscience politique et de participer à la vie publique. « Un pouvoir absolu prévoyant et doux » La création d'une nouvelle société en Amérique au milieu du siècle constitue un terrain d'observation privilégié des mutations politiques en Occident.

Les deux fondements idéologiques de la Révolution française, l'égalité et la liberté, y apparaissent dans un rapport qui semble conflictuel : une certaine forme d'égalité nuit à la liberté politique. « Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs.

Je cherche en vain en moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point.

La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.

Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux et ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus d'eux s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort.

Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux.

II ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.

Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? ». »

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