Alain: Où donc est la justice ?
Extrait du document
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"Où donc est la justice ? En ceci que le jugement ne résulte point des forces,
mais d'un libre débat, devant un arbitre qui n'a point d'intérêt dans le jeu.
Cette
condition suffit, et elle doit suffire parce que les conflits entre les droits sont
obscurs et difficiles.
Ce qui est juste, c'est d'accepter d'avance l'arbitrage; non
pas l'arbitrage juste, mais l'arbitrage.
L'acte juridique essentiel consiste en ceci
que l'on renonce solennellement à soutenir son droit par la force.
Ainsi ce n'est
pas la paix qui est par le droit; car, par le droit, à cause des apparences du
droit, et encore illuminées par les passions, c'est la guerre qui sera, la guerre
sainte.
Au contraire, c'est le droit qui sera par la paix, attendu que l'ordre du
droit suppose une déclaration préalable de paix, avant l'arbitrage, pendant
l'arbitrage et après l'arbitrage, et que l'on soit content ou non.
Voilà ce que
c'est qu'un homme pacifique.
Mais l'homme dangereux est celui qui veut la paix
par le droit, disant qu'il n'usera point de la force, et qu'il le jure, pourvu que son
droit soit reconnu.
Cela promet de beaux jours." ALAIN.
POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
Croire qu'il existe une justice et un droit qui existeraient de façon absolue et indépendamment du débat, c'est ne pas
comprendre la nature de la justice et du droit.
La justice n'est pas une donnée, elle est à construire.
C'est pourquoi la justice n'est pas dans le résultat, mais dans le
processus.
La valeur de l'arbitrage ne tient pas au jugement rendu, mais à l'idée d'accord entre les parties qu'il
implique.
De même, le droit n'est pas la condition de la paix, mais sa conséquence.
Ce texte d'Alain invite donc à opérer un changement de perspective radical, qui correspond aussi à un changement
radical d'attitude : il faut déposer les armes, et renoncer à la force.
Force et justice, guerre et droit sont incompatibles
: les uns ne peuvent donc servir d'instruments aux autres.
N.B.:La justice dont parle Alain, ce n’est pas la justice en général: c’est la justice du tribunal, l’appareil juridique.
Dans un procès qui oppose deux parties en présence, il y aura forcément un gagnant et un perdant (justice
distributive: exemple pour la division d’un héritage).
Le problème, c’est qu’on ne voit pas comment estimer la justice
d’un jugement rendu: les lois sont trop générales, il faut toujours les "apppliquer" à un cas concret.
Il y a deux critères
possibles: invoquer un droit naturel (Calliclès ou Hobbes) ou au contraire, s’en référer à son sentiment naturel de ce
qui est juste ou injuste (conscience morale).
Tout le monde est d’accord pour refuser le premier critère (cela revient
au droit du plus fort).
Mais est-ce que le second est forcément plus valable? En effet, on risque de se laisser aveugler
par les intérêts qu’on a en jeu, confondre le droit et ce qu’on estime être son droit...
introduction
L’ambiguïté de la notion de justice, c’est qu’elle peut avoir deux sens distincts.
Elle peut désigner aussi bien l’institution
judiciaire, les tribunaux chargés de rendre la justice, que la qualité morale, l’idéal de justice.
Le problème, c’est que
dans les faits, on ne peut pas ramener ces deux sens l’un à l’autre: on a trop souvent l’impression que les sentences
rendues à l’issue d’un procès sont injustes...
Mais selon quels critères peut-on dire qu’un jugement est injuste?
Ce texte d’Alain essaie justement de faire la lumière sur cette question: qu’est-ce qui fait la justice de la justice?
Pour le sens commun, il y a deux conditions: le jugement doit être impartial, il présuppose une égalité devant la loi,
mais en même temps, cela ne suffit pas, il faut qu’en plus de cela le jugement rendu nous semble conforme à notre
sentiment naturel de justice...
première partie: la force et le droit
La première condition que pose Alain (lignes une à trois), c’est que le jugement rendu par un tribunal ne doit pas tenir
compte des forces en présence.
Alors qu’on parle couramment de "batailles juridiques", il faut rappeler qu’un tribunal
tire justement sa compétence du fait qu’on mette les "forces" de côté.
Il ne s’agit pas de savoir qui est le plus fort,
mais de quel côté est le droit.
La justice n’est possible qu’à cette première condition.
En ce sens, Alain est d’accord avec le sens commun et avec Rousseau: "la force ne fait pas droit".
Au début du
premier livre du Contrat social, Rousseau dégage toutes les contradictions de cette expression de "loi du plus fort".
Un
droit qui serait établi sur la force ne durerait pas: "le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître...".
C’est-à-dire que "dès qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement".
Et dans ce cas de figure, "sitôt que
c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit"..
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