Alain Brossat, « A black Spinoza – notes sur l’autobiographie de Malcolm X » K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, 7 – 2 / 2021, pp. 154-170
Publié le 19/11/2023
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«
Alain Brossat, « A black Spinoza – notes sur l’autobiographie de Malcolm X »
K.
Revue trans-européenne de philosophie et arts, 7 – 2 / 2021, pp.
154-170
Alain Brossat
A black Spinoza – notes sur l’autobiographie de Malcolm X
ABSTRACT: This article is about the paradoxical relationship of Malcolm X to Western philosophy.
Throughout his Autobiography, Malcolm appears not only
as an activist, as a revolutionary or revolutionist, but as some sort of a street (plebeian) philosopher assiduous in problematizing his own trajectory, his
experience, his ordeals and his metamorphosis – a typically philosophical gesture.
He refers to the Western philosophy he has become familiar with in prison,
but he has to reinvent it completely so that he can make it its own, part of his « dream ».
Therefore, he fantasizes about an « Oriental Socrates », a « Black
Spinoza ».
Philosophy is made of many more things than just academics, books and seminars.
This is what Malcolm’s appropriation/hybridization of Western
philosophy shows.
Keywords: Islam, Nation of Islam, color divide, racism, Western philosophy, African Americans, emancipation
Dans un passage déroutant de son autobiographie (Malcom X, 2015), Malcolm X évoque sa découverte
de la philosophie en prison, notamment de la philosophie occidentale classique1.
Cette rencontre entre le
jeune criminel déjà endurci mais engagé sur la voie d’une re-naissance stimulée par une autre initiation
(l’enseignement d’Elijah Muhammad, chef charismatique de The Nation of Islam) est d’emblée placée sous
le signe de la plus grande des ambivalences.
Certes, la lecture de ceux qu’il appelle « les vieux philosophes »
contribue, en lui ouvrant de nouveaux horizons, à sa revitalisation spirituelle ; mais d’un autre côté, sa
relation à la tradition philosophique occidentale telle qu’il la découvre au fil de ses plongées boulimiques
dans la bibliothèque (bien fournie) de la Norfolk Prison Colony a pour égide le différend.
Ce n’est pas
seulement qu’il entre dans l’espace de cette philosophie par cette porte étroite et rarement utilisée qu’est
celle de la prison, plutôt que celle du campus universitaire ; ce n’est pas seulement que cette découverte
est le fait d’un plébéien dangereux (et puni) et non pas d’un étudiant en quête de diplômes.
C’est que
l’évidence s’impose d’emblée à lui que cette tradition, loin d’incarner une quelconque figure d’universalité,
a une couleur et une localisation : philosophie de l’homme blanc, philosophie occidentale.
L’appropriation qu’il
entreprend alors en autodidacte et non pas en étudiant (en lisant des livres et non pas en suivant des cours
et en passant des examens) a pour égide la discorde, si ce n’est la guerre : cette philosophie qui lui ouvre
de nouvelles perspectives (vistas, dans le texte) est aussi, il n’en doute pas une seconde, profondément
solidaire de l’œuvre de mort dont l’homme blanc porte la charge, du tort infini infligé par la colonisation
occidentale du monde aux peuples dits de couleur.
La discorde comme matrice ou principe de lecture produit ici d’impressionnantes distorsions perceptives :
Malcolm lit tout ou presque (« most of old philosophers »), mais la dispute originelle avec la philosophie
1
Incarcéré en 1946, Malcolm X passe sept ans en prison.
K.
Revue trans-européenne de philosophie et arts, 7 – 2 / 2021
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blanche le conduit très vite, dit-il, à préférer la philosophie orientale à l’occidentale.
Cependant, ce qu’il
entend par la première, il ne le dit pas ; en revanche, de la seconde qu’il attache à des noms propres, il se
dit persuadé qu’elle emprunte largement à la première, sans reconnaître sa dette.
Ce qui le conduit à cette
conviction intime : ce qui, dans la philosophie occidentale nous instruit a été, pour l’essentiel, emprunté
à la philosophie orientale.
La preuve : Socrate (Platon est éludé au profit de son inspirateur) : « Socrate,
par exemple, a voyagé en Égypte.
Certaines sources disent même que Socrate a été initié à certains des
mystères égyptiens.
À l’évidence, Socrate a puisé une partie de sa sagesse (« got some of his wisdom ») parmi
les sages de l’Orient » (p.
206)2.
Ici se pose au philosophe occidental blanc formé dans le cadre universitaire un redoutable problème de
méthode, qui est tout autant une question d’engagement éthique et politique ; rien de plus tentant pour
lui que saisir au collet l’autodidacte plébéien en vue de son expulsion séance tenante de la scène
philosophique légitimée : son imposture s’établit solidement, dès lors qu’il s’autorise à inventer, pour les
besoins de sa propre cause, cet imaginaire déplacement de l’Athénien en terre orientale – pris en flagrant
délit d’ignorance, il ne saurait être que renvoyé à ses études...
approximatives, inachevées, où l’imagination
vient combler les lacunes du savoir.
Le défaut, majeur, de ce verdict sans appel étant qu’il ne fait, au fond, que conforter le philosophe légitimé
(établi dans la sphère académique) dans sa position autocentrée, parfaite incarnation du faux universel –
qui l’a fait juge, en l’occurrence, si ce n’est le pur décret selon lequel la philosophie est une instance et
une institution plutôt blanches, occidentales, patriciennes, savantes, etc.
?
Dans une perspective décoloniale et décentrée, il serait beaucoup plus stimulant de s’intéresser à la façon
dont Malcolm, lecteur de Platon (qu’il élude) embarque Socrate (auquel il tend à s’identifier) dans un
grand rêve d’émancipation du peuple noir vivant aux États-Unis, un rêve manichéen et sécessionniste qui
prend forme à l’époque où il est, dans le même temps, endoctriné par le leader de la Nation of Islam (NOI
dans la suite) ; un rêve et un récit, donc, où tous les Blancs sont des « diables aux yeux bleus » et la seule
issue à la subalternité institutionnalisée des Noirs est la création d’un État afro-américain, quelque part
dans le Sud des États-Unis.
Il faudrait alors s’intéresser à la façon dont il agence son rapport à la
philosophie occidentale, (et au prix d’un bricolage vertigineux où l’imagination trouve toute sa place) sur
le prophétisme d’Elijah Muhammad et le Grand Récit de la Chute, de la réduction en servitude du peuple
noir mis en forme par ce dernier.
La préférence de Malcolm pour Socrate s’explique aisément : la rue, indissociable de la pratique orale de la philosophie, tel
est le milieu du second.
Or la trajectoire de Malcolm passe par la rue aussi (années de formation et figure du négatif, de la
perte de soi), avant de déboucher sur la prison et la découverte de la philosophie.
Après sa sortie de prison, Malcolm devient
un propagateur de la vraie foi (l’Islam inventé d’Elijah Muhammad), il devient un activiste de la renaissance et de l’émancipation
afro-américaine et un philosophe plébéien s’activant dans les espaces publics – rues, temples, médias, campus...
2
Rosa Parks’ Journey/ Il viaggio di Rosa Parks
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Pour que Socrate cesse d’être l’alibi philosophique et l’otage du grand Satan blanc, il faut qu’il se soit
déplacé vers ce berceau de la civilisation qu’est cet Orient vague où se rencontrent l’Afrique et l’Asie.
C’est, plutôt qu’un mensonge délibéré ou un aveu d’ignorance, une poétique, avec toutes les licences qu’elle
autorise, un déplacement, une nécessaire transfiguration au fil de laquelle émerge un Socrate oriental,
égyptien non moins que grec, un Socrate bronzé – une énergique mythification, si l’on tient à l’envisager à
l’aune de la tradition académique et de ses règles – mais qui va permettre d’en faire un personnage, un
protagoniste du grand récit de l’émancipation afro-américaine et noire dont Malcolm est appelé à devenir
le brillant narrateur.
Il ne suffit donc pas de s’approprier le savoir et les traditions de l’Autre-blanc pour penser sa propre
émancipation, il ne suffit pas de lire tout ce qui se trouve déposé dans la précieuse bibliothèque (fournie
par un riche philanthrope blanc) de la prison – encore faut-il le saisir dans les serres de ce rêve, de cet
imaginaire proliférant que nourrissent les récits des origines, les fables et les mythes sortis de l’imagination
fertile du prophète Muhammad et de son maître et fondateur de l’Islam imaginé dont il se fait le
promoteur, D.
W.
Fard3.
À un écrivain anglais qui lui demandait quelle avait été son alma mater (université
dans laquelle il aurait été formé), un Malcolm déjà doté d’une stature internationale, ayant voyagé au
Proche-Orient et en Afrique noire, conférencier réputé, répondit lapidairement : « Books ».
La prison
comme école de lecture : « En fait, la prison m’a permis d’étudier bien plus intensivement que je l’aurais
fait si ma vie avait suivi un autre cours et que j’étais allé à l’université ».
Le bénéfice de cette formation
autodidacte est évident : elle ne formate pas celui qui s’y est astreint comme le fait un cursus universitaire,
elle n’a pas fait de lui un assimilé par le savoir et la distinction, un Noir apprivoisé et compatible avec la
violence de l’ordre blanc.
Elle l’a laissé libre de construire son rêve de re-naissance et de radicale
bifurcation du destin du peuple noir.
On touche ici du doigt le point de rupture entre ce rêve plébéien et
celui de Martin Luther King, équipé, lui, d’une formation de juriste,....
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