Alain
Extrait du document
«
« Il y a longtemps que je suis las d'entendre dire que l'un est intelligent et
l'autre non.
Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger
les esprits.
Quel est l'homme, aussi médiocre qu'on le juge, qui ne se rendra
maître de la géométrie, s'il va par ordre et ne se rebute point? De la géométrie
aux plus hautes recherches et aux plus ardues, le passage est le même que de
l'imagination errante à la géométrie : les difficultés sont les mêmes ;
insurmontables pour l'impatient, nulles pour qui a patience et n'en considère
qu'une à la fois.
De l'invention en ces sciences, et de ce qu'on nomme le génie,
il me suffit de dire qu'on n'en voit les effets qu'après de longs travaux; et si un
homme n'a rien inventé, je ne puis donc savoir si c'est seulement qu'il ne l'a
pas voulu.
Ce même homme qui a reculé devant le froid visage de la géométrie,
je le retrouve vingt ans après, en un métier qu'il a choisi et suivi, et je le vois
assez intelligent en ce qu'il a pratiqué ; et d'autres, qui veulent improviser
avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu'ils soient
raisonnables et maîtres en d'autres choses.
Tous, je les vois sots
surabondamment en des questions de bon sens, parce qu'ils ne veulent point
regarder avant de se prononcer.
D'où m'est venue cette idée que chacun est
juste aussi intelligent qu'il veut.» ALAIN.
Un constat (on juge les esprits)
C'est une simple observation – nous pourrions la faire nous aussi – qui provoque la réflexion d'Alain.
Le philosophe
remarque, en effet, qu'on a coutume de «juger les esprits», d'affirmer que « l'un est intelligent et l'autre non» .
Voilà
ce qu'on entend dire.
Voilà aussi qui pose problème.
Alain s'interroge sur le sens de ces appréciations.
Commençons par
étudier sa position.
Réaction devant ce fait: l'agacement
La première réaction du philosophe devant ces jugements semble curieusement peu philosophique.
Il est « las », il est
« effrayé »...
Fatigue, dégoût, agacement ou inquiétude ne sont pas encore des arguments philosophiques.
Mais Alain
fonde sa réaction, il la justifie très méthodiquement tout au long du texte.
Première justification : juger les esprits est une sottise
Il écrit en effet qu'il est « effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits ».
Le jugement qui
distribue l'intelligence est superficiel.
C'est même une sottise, qui agace le philosophe et fait qu'il ironise: les véritables
sots ne sont pas toujours ceux qu'on croit; c'est en jugeant d'une certaine façon de l'absence ou de la présence de
l'intelligence chez un homme qu'on fait réellement preuve de sottise.
De quelle façon ? La sottise apparaît à certaines
conditions, qui sont exposées à la fin du texte : « Disent des sottises », ceux qui « veulent improviser avant un travail
suffisant».
Ou encore ceux qui « ne veulent pas regarder avant de se prononcer».
Il y a sottise chaque fois qu'on
énonce un jugement avant d'avoir réfléchi, sans avoir examiné tous les éléments d'un problème.
Toute sottise est ainsi
préjugé.
On comprend qu'elle ne soit pas l'apanage de certains êtres inintelligents, mais une possibilité universelle :
tous les hommes, même ceux qu'on dit intelligents, sont capables de sottises, dès qu'ils jugent avant d'examiner.
«Juger les esprits», par exemple, est précisément une sottise dans la mesure où c'est affirmer que l'intelligence
appartient (ou non) à un être avant d'avoir examiné la nature réelle de l'intelligence.
Tel est le préjugé, qui ne peut
qu'indisposer le philosophe.
Seconde justification : nature véritable de l'esprit intelligent
Qu'est-ce donc qu'être intelligent ? La réponse d'Alain à cette question, parce qu'elle interdit une certaine façon de
juger les esprits, permet de mieux comprendre et justifier son mouvement d'humeur.
Étudions cette réponse.
Un exemple paradoxal
Alain commence par proposer une situation exemplaire à ses yeux.
Soit un homme, « aussi médiocre qu'on le juge », un
être dont l'opinion préjugerait donc qu'il est inintelligent.
Cet homme, Alain affirme qu'il peut « se rendre maître de la
géométrie».
L'intelligence de cette discipline, d'ordinaire, est réservée, dit-on, à des esprits supérieurs ou doués.
L'exemple est donc surprenant.
Mais c'est qu'Alain précise aussitôt les conditions d'une intelligence et de toute
intelligence.
Première condition : l'ordre
L'intelligence requiert d'abord qu'on aille «par ordre».
La géométrie n'est pas incompréhensible si l'on ne «considère
qu'une (difficulté) à la fois», si l'on isole les différents moments d'une démonstration et si l'on passe d'un point bien
déterminé à un autre, également bien déterminé, en opérant de façon tout à fait logique.
À ce cheminement de l'intelligence géométrique, Alain oppose l'« imagination errante».
Celle-ci, c'est en somme l'esprit.
»
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