Alain
Extrait du document
«
Il faut toujours remonter de l'apparence à la chose ; il n'y a point au monde de lunette ni d'observatoire d'où l'on voit autre
chose que des apparences.
La perception droite, ou, si l'on veut, la science, consiste à se faire une idée exacte de la chose,
d'après laquelle idée on pourra expliquer toutes les apparences.
Par exemple, on peut penser le soleil à deux cents pas en
l'air ; on expliquera ainsi qu'il passe au-dessus des arbres et de la colline ; mais on n'expliquera pas bien que les ombres
soient toutes parallèles ; on expliquera encore moins que le soleil se couche au-delà des objets les plus lointains ; on
n'expliquera nullement comment deux visées vers le centre du soleil, aux deux extrémités d'une base de cent mètres, soient
comme parallèles.
Et, en suivant cette idée, on arrive peu à peu à reculer le soleil, d'abord au-delà de la lune, et ensuite bien
loin au-delà de la lune, d'où l'on conclura que le soleil est fort gros.
Je ne vois point que le soleil est bien plus gros que la
terre ; mais je pense qu'il est ainsi.
Il n'y a point d'instrument qui me fera voir cette pensée comme vraie.
Cette remarque assez simple mettrait sans doute un peu d'ordre dans ces discussions que l'on peut lire partout sur la valeur
des hypothèses scientifiques.
Car ceux qui se sont instruits trop vite et qui n'ont jamais réfléchi sur des exemples simples,
voudraient qu'on leur montre la vérité comme on voit la lune grossie dans une lunette.
[Introduction]
On peut décrire l'activité scientifique de façon théorique ; rien ne garantit que l'on comprenne pour si peu la valeur des
hypothèses scientifiques.
Alain adopte ici une démarche pédagogique : l'exemple simple qu'il propose, aisément
compréhensible, a l'avantage de rendre compte de la fonction des hypothèses, en même temps qu'il confirme que la science
est une activité intellectuelle qui se détache des apparences.
[I.
L'idée contre l'apparence]
a.
Alain affirme d'abord que toute perception, si perfectionnée soit-elle par l'intervention d'instruments, ne nous livre que des
apparences.
b.
Or, la science vise l'idée, et non l'apparence : elle est concernée par ce qui est au-delà (ou en decà) des apparences, et
qui ne s'y manifeste pas.
L'apparence est diverse, la chose est une, ou principe d'unification.
c.
On peut confirmer aussi bien par Descartes (le morceau de cire, qui va de la perception au concept) que par Hegel (le
savoir cherche l'universel à travers la singularité).
d.
L'assimilation de la science à la « perception droite » est en conséquence à interpréter : une perception « droite » est une
perception qui irait à la « chose » elle-même, sans être arrêtée par ses apparences.
[II.
Caractère englobant de l'hypothèse scientifique]
a.
L'exemple développé dans l'extrait montre que l'idée scientifique a pour tâche de pouvoir rendre compte d'un maximum
d'apparences diverses.
Ainsi, on se trouve progressivement amené à « reculer le soleil » pour résoudre des difficultés qui
apparaissent l'une après l'autre dans l'expérience sensible elle-même :
— admettre que le soleil passe au-dessus des arbres ne suffit pas pour expliquer que les ombres soient toutes parallèles ;
— si on le fait reculer pour rendre compte des ombres, on se heurte à la difficulté suivante : comment expliquer qu'il se
couche « au-delà des objets les plus lointains » ? '
— il faut ensuite affronter le problème suivant, etc.
b.
Il en résulte que c'est intellectuellement que l'on doit situer le soleil «bien loin au-delà de la lune », et que l'on en peut
alors conclure (donc en raisonnant, toujours intellectuellement) qu'il est « fort gros ».
c.
Une telle conclusion se trouve toujours en contradiction avec les informations visuelles (cf l'opposition : « je ne vois point...
mais je pense »).
Et aucun apport technique ne viendra confirmer la pensée (ce qui reprend la première phrase du texte).
d.
On peut ajouter que, dans son développement historique, la science obéit au même mouvement : elle englobe de plus en
plus de domaines de la nature.
Cf.
Bachelard : la mécanique de Newton rend compte des événements à notre échelle, celle
d'Einstein concerne un univers plus vaste, dont nous ne percevons ordinairement que certains aspects.
[III.
La vérité n'appartient pas au sensible]
a.
Souligner la vertu pédagogique de l'exemple : parce qu'il est simple, il permet de comprendre à quoi sert une explication
scientifique.
Mais il montre aussi que la vérité de la science ne peut se manifester dans le sensible.
b.
La vérité ne peut pas « se montrer » : elle n'est pas à la portée des sens, puisque son élaboration résulte d'un travail
d'abstraction intellectuelle qui néglige les apparences et n'est concerné que par leur au-delà.
c.
La dernière image utilisée par Alain (« qu'on leur montre la vérité comme on voit la lune grossie dans une lunette »)
suggère une double naïveté de la part de ceux qui croient avoir compris trop vite : d'une part, ils se font une conception
fausse de la vérité ; d'autre part, ils s'illusionnent sur ce que peut leur apprendre « la lune grossie dans une lunette ».
L'intervention de la lunette ne nous donne pas d'indication sur la distance à laquelle se trouve la lune : la percevoir grossie,
c'est toujours la percevoir, et cela n'autorise pas le passage à l'idée.
[Conclusion]
Alain se montre ici très adroit pour faire saisir, grâce à un exemple en effet parlant et simple, le rôle de l'idée dans la science.
Cela, toutefois, ne résout pas entièrement le problème de la vulgarisation scientifique (qui concerne aussi les contenus du
savoir), mais cela permet de préciser l'opposition entre perception et concepts scientifiques..
»
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