Alain
Extrait du document
«
"[...] Il ne faut pas orienter l'instruction d'après les signes d'une vocation.
D'abord parce que les préférences
peuvent tromper.
Et aussi parce qu'il est toujours bon de s'instruire de ce qu'on n'aime pas savoir.
Donc
contrariez les goûts, d'abord et longtemps.
Celui-là n'aime que les sciences ; qu'il travaille donc l'histoire, le droit, les belles-lettres ; il en a besoin plus
qu'un autre.
Et au contraire, le poète, je le pousse aux mathématiques et aux tâches manuelles.
Car tout
homme doit être pris premièrement comme un génie universel ; ou alors il ne faut même pas parler
d'instruction, parlons d'apprentissage.
Et je suis sûr que le rappel, même rude, à la vocation universelle de
juger, de gouverner et d'inventer est toujours le meilleur tonique pour un caractère."
Questions:
1.
Dégagez l'idée directrice et le plan du texte.
2.
Expliquez
a) « contrariez les goûts, d'abord et longtemps » ;
b) « tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel ».
3.
À quelles conditions un jugement peut-il à la fois répondre à une exigence universelle et exprimer une personnalité ?
1.
Idée directrice
L'homme n'est pas un simple individu particulier avec ses goûts et ses désirs, mais participe de l'universel.
L'éducation
digne de ce nom doit donc cultiver cette ouverture et non se réduire à un simple apprentissage.
Une authentique instruction n'a pas tant pour rôle de développer des préférences particulières qui lui préexisteraient
que d'élever chacun à une culture universelle dont dépend la puissance du jugement autonome.
Plan du texte:
• Première partie (correspondant au premier alinéa) : évocation et critique d'une thèse visée par l'auteur.
Selon cette
thèse, l'instruction devrait se
régler sur les dispositions particulières manifestées d'emblée pour chacun (préférences et goûts).
• Deuxième partie (deux premières phrases du deuxième alinéa) illustration de la thèse défendue par l'auteur, à l'aide de
deux exemples représentatifs.
• Troisième partie (fin du texte) : formulation développée et argumentée de la thèse de l'auteur (l'instruction exigeante
crédite chaque homme d'un génie universel).
2.
a) « contrariez les goûts, d'abord et longtemps »
Contrarier, c'est s'opposer à, ou aller contre.
Contrarier les goûts, dans
l'instruction, n'est évidemment pas une fin en soi, mais une attitude dont il faut comprendre le sens positif.
Il ne s'agit
que de délivrer l'élève des limites dans lesquelles il s'enfermerait s'il ne cultivait que ses préférences spontanées et
particulières.
En effet, de telles préférences reflètent souvent les influences subies et les données d'un entourage,
autant que les goûts personnels et natifs de chacun.
D'où la nécessité de ne pas se régler sur eux, voire de cultiver
systématiquement d'autres dispositions, afin de promouvoir en chaque individu toute la richesse de ses
accomplissements possibles.
Une telle action sera entreprise d'emblée, et poursuivie de façon durable, car la force des
orientations particulières qu'elle vise à dépasser est d'autant plus efficace qu'elle tient davantage à des données
tenaces, difficiles à relativiser, comme les habitudes d'un milieu et les préférences qu'elles tendent à induire.
b) « tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel »
Dans sa définition première, le génie était le dieu particulier de chaque personne et, par extension, l'ensemble des
dispositions personnelles qu'elle possède.
Mais l'usage le plus courant affecte le terme à des dispositions
particulièrement éminentes et remarquables dans un domaine donné.
C'est ainsi que l'on parle du génie musical de
Mozart, ou du génie poétique de Victor Hugo.
L'instruction se rapporte au génie de chacun, qu'elle a pour tâche de
développer.
C'est dire qu'elle cultive les potentialités afin de permettre leur plein épanouissement.
Considérer chaque
homme comme un « génie universel », c'est-à-dire porteur en principe de toutes les potentialités, c'est adopter la
référence la plus exigeante.
Cette attitude de principe, adoptée dans un premier temps (« premièrement ») ne signifie
pas qu'on nie a priori les différences d'aptitudes ou de goûts, mais qu'en prêtant d'abord à chacun la totalité des
dispositions possibles on s'assure de n'en laisser aucune en sommeil.
L'hypothèse optimale du « génie universel » n'est
pas un vain idéal, mais un principe pédagogique essentiel, similaire à la générosité.
Les différences qui se manifesteront
alors pourront effectivement révéler des dispositions propres aux personnes elles-mêmes, à condition toutefois qu'elles
ne soient pas imputables aux conditions de vie.
3.
L'illusion la plus commune, en matière d'affirmation personnelle, est celle du spontanéisme.
S'exprimer sans normes
ni contraintes, opiner sans exigence de vérité ou d'universalité, semblent fournir la formule du libre épanouissement de
soi.
Faux-semblant cependant.
De fait, la spontanéité recouvre bien souvent l'expression directe, et aveugle à ce qui
la détermine, d'influences ou de déterminismes divers.
Le préjugé, par exemple, n'acquiert-il pas dans bien des cas
l'apparence d'un -jugement spontané ? D'où la question d'un dépassement des limites en jeu.
À quelles conditions un
jugement peut-il à la fois répondre à une exigence universelle et exprimer une personnalité ?
Les faux-semblants du vécu, la particularité d'une éducation et d'une situation, la ténacité d'une illusion subjective
(par exemple croire que ce que l'on désire est vrai) : autant de facteurs non négligeables.
D'où l'exigence d'un
jugement affranchi de ce qui tend à le conditionner de l'intérieur.
Exigence universelle dans la mesure où il s'agit de se
délivrer des conditions particulières et d'accéder, autant que possible, à ce qui vaut pour tout homme.
Un tel projet
conduit à un travail de distanciation critique : il met en jeu le pouvoir de la raison.
Kant rappelait, en énonçant les trois.
»
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