Aimer son prochain , n'est-ce aimer que soi-même ?
Extrait du document
«
L'amour du prochain suppose une capacité, probablement spécifique à l'homme, à l'empathie.
Le problème est de savoir si cette empathie est une réelle
ouverture à autrui en tant qu'il est une personne singulière, ou bien si cette empathie présuppose, pour avoir lieu, que je ne puisse sympathiser avec la
figure d'autrui qu'à la condition de m'y reconnaître d'abord.
Si autrui n'est qu'un miroir déformant puis-je réellement l'aimer pour lui-même et n'est-ce pas
toujours au moins autant moi que j'aime en l'aimant ? Et si c'est le cas, ne faut-il pas dire que ce n'est que moi que j'aime, l'autre n'étant dès lors que le
prétexte, le relais par lequel je produirai une complaisance envers moi-même ?
I- Aimer son prochain c'est s'aimer soi même.
En aimant mon prochain je fais acte d'amour et de respect envers l'humanité entière.
L'amour du prochain enveloppe et ouvre à l'amour de tout mes
prochains, en effet « Mon prochain » est un terme générique et ce n'est pas ici autrui, en sa qualité particulière, en sa singularité qui est visé mais bien
l'humanité.
Les pronoms personnels qui y sont associés sont vides : ton, mon, votre « prochain », la déclinaison ne change rien au sens de « prochain », le
terme a une seule et même valeur pour tous.
Or, en tant que je prends part à cette humanité c'est aussi moi que j'aime en aimant mon prochain.
Le syllogisme est ici plutôt simple.
L'important
est de voir que cette circularité ne corrompt pas l'amour que je porte à mon prochain, l'amour du prochain peut être sincère et demeure réel quand bien
même cela implique en retour que je m'aime aussi.
Ce retour est comme automatique, impliqué logiquement, et ne correspond pas à un sentiment égoïste de
ma part.
Aimer son prochain ce n'est donc pas aimer que soi-même, c'est aimer les autres et, par là, s'aimer soi-même.
En effet, n'étant qu'un homme parmi les autres je suis, par définition, inclus dans la généralité du terme « prochain ».
En réalité aimer son prochain
cela ne signifie donc pas tant être capable d'aimer et de respecter le premier venu que cela signifie l'adhésion à la thèse selon laquelle tout homme se vaut
et que je ne vaux pas plus qu'aucun autre.
Aimer son prochain c'est donc reconnaître une égalité de valeur en chaque homme.
C'est moins une expérience
empirique qu'un acte de foi correspondant à l'adhésion à d'une thèse sur la nature de l'humanité.
Dans l'amour du prochain ce n'est pas la perception d'untel
pour moi qui se joue mais la perception de l'Humanité, le Grand-Etre comme le nommait Comte.
II- Ce que signifie réellement aimer son prochain.
Il faut s'interroger plus précisément sur le sens du terme de « prochain ».
Nous avons dit qu'il désignait en fait toute l'humanité, mais encore faut-il
en tirer les conclusions qui s'imposent.
C'est ce que Kierkegaard a fait au cours de très fines analyses : l'amour du
prochain, l'amour chrétien, exige que l'altérité soit la plus impersonnelle possible, autrement dit le sens du prochain
c'est d'être un mort.
En effet la mort retire a autrui tout caractère particulier, la mort est ce moment de nivellement où
tout les hommes se valent.
Le prochain n'est donc qu'un cadavre, soit l'incarnation concrète de l'impersonnel.
En poussant les implications
de l'amour chrétien jusqu'au bout de la logique qui le soutient Kierkegaard l'affaiblit évidemment.
Le « message »
chrétien se trouve vidé de toute substance puisque l'amour du prochain ne vise personne.
L'abstraction incluse dans
l'amour chrétien conduit donc celui-ci à sa propre annulation.
Mais il faut bien voir que ce n'est pas ici une faille
logique qu'exploite Kierkegaard, sa lecture est au contraire profondément pertinente : comment aimer une humanité
générique autrement qu'en sacrifiant les qualités de chacun ?
C'est ainsi que Kierkegaard en vient à retourner complètement le sens de l'amour chrétien en l'attribuant à Don
Juan ; en aimant toutes les femmes sans aucune distinction Don Juan réalise en fait l'amour chrétien parfait.
Il est en
effet indifférent aux qualités des femmes qu'il conquiert, son cœur n'est ravi par aucune d'elle en particulier mais par le
genre féminin en général.
Par ce raisonnement Kierkegaard montre la contradiction qui se trouve au fond de l'amour
chrétien : l'amour ne peut être générique.
Aimer son prochain c'est donc n'aimer personne.
III- L'amour ne peut être générique.
L'amour du prochain est donc par définition impossible, ou plutôt vide, l'amour se vide de sens dès qu'il vise audelà de la singularité d'un sujet.
Le vrai sens de l'amour c'est d'être un acte exclusif et singulier visant une personne
singulière.
Mais ne peut on pas imaginer que l'amour du prochain se réalise par l'amour d'autrui en sa singularité tel
que cet amour soit désintéressé ?
Cela paraît contrevenir à la signification du terme de prochain qui ne désigne pas une personne singulière, toutefois il faut lui donner ce sens pour
sauver l'amour du prochain de la vacuité à laquelle Kierkegaard le condamne.
L'amour du prochain serait donc suspendu aux rencontres à venir, jamais
définitivement conquis et toujours à réactualiser, à entretenir.
Le commandement chrétien inviterait donc non pas à l'adhésion d'une thèse vide de sens
mais à un comportement, à une rigueur jamais garanties.
Bref ce serait une épreuve.
On peut, avec Lévinas, comprendre l'amour du prochain comme une plongée dans la figure d'autrui.
Le visage d'autrui transcende la perception que je
peux en avoir ; autrui ne se laisse pas saisir adéquatement dans la vision que j'en ai, son visage ne le résume pas et il m'indique que précisément je manque
autrui.
Lévinas voit dans le visage d'autrui le caractère sacré de celui-ci ; mon prochain ce serait donc autrui en tant que je suis capable de comprendre que
la perception que j'en ai ne me le donne pas.
Aimer autrui c'est donc saisir l'écart par lequel autrui ne peut se réduire à l'idée que je peux en avoir, c'est
donc tout sauf s'aimer soi même.
Pour Lévinas, l'éthique est la « voie royale vers l'absolument autre » (Préface).
En effet, le désir d'infini n'est pas un désir au sens habituel et négatif de
manque mais une expérience sans retour possible de soi vers l'autre, du familier vers l'étranger.
Car « l'absolument autre, c'est autrui » (Rupture de la
totalité), autrui n'est donc pas la négation de moi-même, ce qui impliquerait encore une relation d'identité, mais il est positivement « l'absolument autre ».
Autrui me révèle le sens de l'éthique comme « rapport non allergique du Même et de l'Autre » (L'Être comme bonté).
L'éthique trouvant son sens premier dans la relation de face à face, elle présuppose une ouverture à « l'absolument autre » que seul le visage d'autrui
permet d'entrevoir.
L'éthique est bien originellement une « optique » mais sans image, car la vision est encore une totalisation.
Or le visage empêche le
regard de se fixer, il nous tourne vers un au-delà, un ailleurs ; il figure « l'infiniment autre » qu'on ne parviendra jamais à totaliser.
Le visage d'autrui se
donne à voir comme « révélation » de l'Autre dans sa nudité et sa fragilité.
Il m'appelle alors à la responsabilité infinie devant lui.
Conclusion :
L'amour du prochain n'aurait donc de sens que si cet amour vise un homme particulier, aimer l'humanité c'est n'aimer qu'un cadavre de l'homme, les
hommes existent chacun de façon singulière et l'amour ne peut se remplir en ne visant qu'une abstraction.
L'amour du prochain serait ainsi toujours
suspendu au lendemain, ce serait une véritable épreuve existentielle.
L'amour d'autrui passerait par la reconnaissance d'une inadéquation constitutive de
ma relation à lui ; l'aimer, en tant qu'il est un de mes prochains, ce ne serait donc pas s'aimer soi même mais au contraire l'aimer en tant qu'il me
transcende absolument et ne me ressemble pas..
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