Agir moralement, est-ce nécessairement lutter contre ses désirs ?
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«
[Introduction]
De l'homme qui cède à tous ses désirs, la philosophie et la littérature ont fréquemment dressé un portrait peu
encourageant : il "se vautre" dans le plaisir, ne pense qu'à ses satisfactions personnelles immédiates, ne vit que
pour lui.
Dans une telle optique, le moins qu'on puisse lui reprocher, semble-t-il, est de ne guère se soucier de ce
que peut moralement signifier sa conduite.
Doit-on en déduire qu'il existe une contradiction insoluble entre les désirs
et l'action morale ? Ne pourrait-on, au contraire, concevoir une morale qui tienne compte des désirs de l'individu et
leur accorde une satisfaction au moins partielle ? Mais, dans ce cas, ne risque-t-on pas de retomber sur un écueil
majeur : l'opposition entre l'égoïsme du désir et la souci de l'autre qu'implique l'action morale ?
[I.
Comment admettre la portée morale du désir ?]
Dès l'Antiquité, la condamnation du désir apparaît chez Platon.
C'est que le désir rappelle la part charnelle de
l'homme, et que Platon privilégie au contraire chez ce dernier la part spirituelle.
Toutefois, il ne semble pas
obligatoire que la philosophie condamne ainsi, par principe, tout désir.
En elle-même, n'exprime-t-elle pas une sorte
de désir nostalgique de la sagesse enfuie ? Son étymologie indique une telle tendance : philein désigne en fait la
recherche – plus que le banal « amour » – d'une sophia disparue, et cette dernière semble en effet proposer un
objet bien « désirable », puisqu'elle est synonyme d'équilibre, de vie convenable et harmonieuse, aussi bien sur le
plan individuel que sur le plan collectif.
Il n'en reste pas moins que ce désir animant la philosophie elle-même est de
nature incontestablement spirituelle, et qu'il vise une sophia qui concerne elle aussi l'esprit – ne serait-ce que dans
la mesure où elle inclut une attitude morale.
Si la philosophie épicurienne réhabilite, au moins partiellement, le désir, et montre qu'il est tout à fait compatible
avec une vie morale et sage, c'est parce que l'épicurisme est d'abord un système qui se veut intégralement
matérialiste.
Il ne nie pas la dimension spirituelle de l'homme, mais il considère qu'elle ne saurait être dotée d'éternité
: il existe bien, en chaque être humain, une « âme », mais elle est aussi mortelle que le corps.
En l'absence de but
transcendant, la morale peut alors prendre modèle sur la nature, et celle-ci nous montre que déjà les animaux sont
animés par la recherche de ce qui est bon pour leur existence, c'est-à-dire du plaisir.
Si l'homme agit de même, cela
signifie qu'il doit être attentif à ses désirs et en chercher la satisfaction.
Toutefois, il ne s'agit aucunement de céder
à tous les désirs, de se transformer en ce que le poète Horace, dans une version tardive et en quelque sorte
inversée de l'épicurisme, nommera un « pourceau d'Épicure ».
Il convient au contraire de soigneusement remarquer
que certains désirs mènent à des plaisirs qui ne sont qu'apparents et fugitifs, puisqu'ils se transforment rapidement
en souffrances.
La morale épicurienne peut ainsi conseiller à l'homme qui veut être sage et heureux de procéder à une classification
des désirs, dont on ne satisfera que ceux qualifiables de « naturels et nécessaires » : ce sont les plus élémentaires,
donc les plus faciles à combler, et ils sont essentiels à la survie équilibrée de l'organisme – manger, boire, dormir, le
tout de manière frugale.
Au-delà commence le risque, puisque, des désirs « naturels mais non nécessaires » (soit :
les mêmes dans une version « luxueuse » – boire de bons vins, faire de bons repas, etc.), on doit se méfier pour ne
pas s'y habituer, car leur perte signifierait une souffrance ; ils sont « à consommer avec modération ».
Quant à tous
les autres, ceux qui ne sont « ni naturels ni nécessaires » (la fortune, le statut social, la gloire...), il faut
radicalement les fuir.
En d'autres termes, la vie morale semble possible en satisfaisant certains désirs ; sans doute le
plus grand nombre d'entre eux est-il refusé, mais une conciliation entre désirs et morale est au moins partiellement
affirmée.
[II.
La morale contre les désirs]
La critique adressée par Kant à la morale épicurienne est radicale : il lui
reproche d'être purement subjective, et non universalisable – ce qui signifie
pour lui non authentiquement morale.
Il est vrai qu'il appartient à chacun de ressentir, dans son corps, le moment
où un plaisir s'inverse en douleur ; on peut juger qu'un tel critère physique,
sinon même physiologique, paraît assez indigne, ou insuffisant, pour décider
de ce qui peut ou non être moralement acceptable.
De plus, le bonheur
épicurien est réservé à une minorité : les adeptes de l'école, totalement
indifférents à la vie sociale, vivent en marge, sans se préoccuper de ce que
peuvent faire ou vivre les autres (la seule façon dont ils pourraient s'en
occuper serait de les tourner en dérision en les considérant comme des
agrégats d'atomes particulièrement agités pour des buts inutiles).
Mais
surtout, leur méfiance à l'égard de la famille (qui est évidemment une source
de nombreux soucis, donc assez détestable par principe) les invite à ne pas
avoir d'enfants.
Si donc on universalisait leur attitude, on aboutirait à une
contradiction de taille, puisqu'on définirait une humanité incapable de se
reproduire au-delà de la première génération universellement épicurienne !
Du point de vue kantien, c'est cette universalisation qui définit la qualité
morale d'une conduite ou d'une action.
Pour savoir si j'agis moralement, il
suffit que je me demande si ce que je fais ou m'apprête à faire pourrait être
universalisé
sans
qu'apparaisse
une
contradiction.
On
constate
immédiatement que les désirs risquent de faire les frais d'une telle
interprétation de la moralité.
Tout désir ne vise-t-il pas en priorité une satisfaction strictement individuelle ? Et.
»
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