A quoi bon jouer ?
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«
Introduction
Dans le cours ordinaire de leur vie, les hommes sont soumis à d'innombrables contraintes.
Pour subvenir à leurs besoins, se protéger des
intempéries et des périls ils doivent prendre place dans le réseau des diverses activités qui tissent le lien social et s'y plier vaille que
vaille, comme se plier aux règles et coutumes qui ordonnent le vivre ensemble.
Et, qu'il y soit contraint ou bien qu'il s'y adonne de son
plein gré, celui qui travaille n'est plus tout à fait un enfant.
Il a, déjà, quitté le temps de son enfance, l'époque de l'insouciance et de ses
fantaisies.
Cependant, ce temps qu'il a quitté l'être humain ne l'a jamais tout à fait perdu et, sitôt qu'il se remet à jouer, il retourne, d'une
façon ou d'une autre, à son enfance.
Le jeu est, en effet, toujours, pour une part, le retour de l'enfance dans l'homme, ce temps qui ne
sait encore rien ou ne veut rien savoir des contraintes imposées par la vie et des violences des rapports interhumains.
I.
Le jeu comme échappatoire
a.
Le monde de la vie commune est tissé de ces contraintes sans nombre imposées par le besoin de se nourrir et de se protéger des
intempéries, comme de s'ajuster à celles de la vie en commun : lois, façons de se comporter, habitudes collectives, toujours, en tout cas,
des règles i m p o s é e s d u dehors et qui limitent d'autant les prérogatives de chacun.
Et, lorsque son travail a pris forme d'esclavage, la
marge d'initiative d e l'individu est quasi nulle car, dépossédé d e son temps et d e son propre corps, il est transformé en machine à
produire.
Cependant, quand bien m ê m e ils sont pris dans ce réseau complexe qui façonne leur vie en lui imposant son rythme, les
hommes n'en demeurent pas moins disposés à jouer.
Que vienne à cesser l'urgence des tâches ou des soucis avec le sérieux que cela
impose et qu'une portion de temps leur semble disponible au gré de leur fantaisie suffit pour susciter, à nouveau, une activité qui n'a rien
à voir avec l'activité laborieuse.
Ils se mettent alors à chanter, à esquisser un pas de danse, à sortir l'échiquier ou le ballon rond, en un
mot à jouer.
Vivant dans le même monde et pas tout à fait dans le même monde car sur une scène qui, elle, ne sait rien des urgences et
des contraintes.
Toujours encore dans la vie, comme en témoigne l'énergie qu'ils y dépensent, mais sur une scène tout autre que celle de
la vie ordinaire.
Jouer est quitter l'espace du monde ordinaire, ses soucis et ses urgences pour faire son entrée sur une autre scène, toute
au plaisir de la fête.
b.
Ce qu'on appelle le « loisir » est trompeur qui pourrait laisser à penser que l'activité est à régime moindre.
En fait, qui s'adonne au
jeu, se dépense volontiers avec une intensité souvent plus considérable que celle qu'il dépense dans son travail.
Si le joueur est aisément
passionné c'est que l'activité à laquelle il s'adonne n'est pas de simple substitut, comme pour lui procurer du repos après le temps du
travail.
Tout jeu, en effet, est, bien plutôt, selon le juste mot d e Huizinga, comme un agôn, un combat qui m i m e les conflits et les
contradictions de la vie.
Un combat, puisqu'il implique une lutte avec un partenaire, mais sur le m o d e d u m i m e .
Non p a s u n e banale
reprise du combat de la vie ordinaire, mais une reprise comme mime et qui se sait telle.
II.
Un retour à l'insouciance
a.
Les jeux de l'adulte sont, certes, différents de ceux de son enfance, plus complexes et plus sophistiqués.
Jouer aux échecs n'est
pas jouer à la marelle et l'apprentissage est d'une autre nature.
Mais pourquoi les hommes ont-ils, à ce point, besoin de jouer que, sitôt
achevées les tâches nécessaires à la vie, ils reviennent si volontiers vers cette scène où leur propre vie s e d é p e n s e dans la danse, le
chant ou le récit d'aventures impossibles dans le quotidien des occupations contraintes ?
b.
En fait, si le jeu exerce une telle attraction sur tous et sur chacun c'est qu'il leur permet de revivre l'insouciance qui a marqué le
temps de leur enfance.
Le joueur atteste de la permanence, dans l'homme, de son enfance.
Sans doute, l'homme devenu adulte n'est-il
plus un enfant, puisqu'il exige des autres qu'ils le prennent au sérieux.
Il lui faut se comporter d'une manière sérieuse pour être reconnu
et quiconque mène sa vie comme un pitre croit être accepté puisqu'il fait rire, ne parvenant qu'à grand peine à se cacher à lui-même que
de tels rires ne sont que de mépris ou de commisération.
Etre adulte requiert donc du sérieux, mais, sitôt qu'il recommence à jouer, ce
même adulte est encore cet enfant que, par ailleurs, il ne veut plus être.
En précisant toutefois que, parlant de la sorte, nous parlons grec
et non pas latin.
En parlant de l'enfance, en effet, nous employons un vocable qui désigne ce temps de la vie comme celui qui demeure
en deçà du seuil des mots.
L' infans est celui qui ne parle pas, non pas tout à fait étranger aux mots de la langue, mais extérieur à eux,
faute de pouvoir s'exprimer en son nom propre.
Le latin désigne l'enfant par cette extériorité.
Plus fine, par contre, la langue grecque qui
fait recours à la même racine pour désigner l'enfant, le païs et le fait de jouer, païzein.
En ce sens, l'enfance et le jeu appartiennent à la
même aire de rapport à la vie, celui de l'insouciance qui ne sait pas encore le poids des contraintes de la nécessité, ou bien qui choisit de
n'en pas tenir compte, le temps de son jeu.
III.
Un désir de liberté
a.
Là où des h o m m e s jouent, ils mettent en scène un rêve qui est c o m m e la matrice d e tous les autres, le rêve d'une liberté
souveraine, capable de façonner un m o n d e à l a mesure d'une attente libérée des contraintes de sa condition.
Sans avoir à endurer la
domination ordinaire des autres h o m m e s o u l a nécessité des choses, et sans avoir à pâtir d'un temps qui ne cesse de leur échapper.
Activité gratuite, puisque pour rien d'autre qu'elle-même, mais non pas frivole pour autant.
Lorsque l'activité ludique cède à la séduction
d e la frivolité et à l'agitation fébrile le jeu n'est plus, alors, que la caricature d e lui-même, preuve q u e les h o m m e s ne savent plus
réellement vivre leur vie.
Dépossédés d'eux-mêmes dans les activités qui subviennent à leurs besoins, ils ne savent plus que se fuir en
ces agitations qui leur donnent l'illusion qu'ils sont enfin eux-mêmes.
Tout jeu a donc sa part de sérieux : il est comme la respiration de la
vie enfin rendue à elle-même.
Une vie enfin libre pour ce qu'elle désire, dans un constant défi à la nécessité et, pour tout dire, à la mort.
b.
Dès lors, l'activité du jeu ne peut se mettre en place et se maintenir que dans la nette conscience de sa distinction avec le reste de
la vie, ses tâches et ses soucis.
On ne fait son entrée sur cette scène et dans ce temps spécifiques qu'en maintenant la conscience d'un
indice imaginaire qui, d'emblée, marque sa différence en s'annonçant en comme si.
La scène offerte au jeu est une portion délimitée de
l'espace du monde, son temps est une portion du temps de la vie.
La délimitation de ce « ici » et de ce « moment » particuliers indique
une frontière dont les hommes ne peuvent se passer et qu'ils ne peuvent impunément franchir.
Une frontière invisible mais essentielle,
parce que vitale.
L'imaginaire n'est pas le réel, ils ne peuvent pas plus se confondre que ne le peuvent le vrai et le faux, le juste et
l'injuste, le bien et le mal.
Si, en effet, le rêve auquel le jeu donne consistance est ouverture sur une part encore insoupçonnée de la vie il
ne saurait impunément se donner pour la vie elle-même.
Portion d'espace, il ne peut absorber tout l'espace, portion du temps, il ne peut
plier la totalité du temps à sa loi.
Ce qui est façon de souligner la limite de la formule de Schiller.
Il est vrai que « l'homme ne joue
que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme ».
Le jeu confère à sa vie cette souplesse et cette légèreté qui lui permettent
de respirer mais la vie d'un être humain n'est pas et ne peut pas être que légèreté, dès lors qu'elle prend la mesure de la fragilité de son
destin de créature que la douleur n'épargne pas.
Conclusion
Héraclite déjà aimait passer son temps en dehors des affaires humaines en jouant avec les enfants, figures de l'insouciance.
Il aimait
exposer aux enfants sa conception du m o n d e e n jouant au trictrac.
Nietzsche lui-même montre que la figure de l'enfance caractérise
l'affirmation de la vie qui ne se souci guère du fardeau de l'existence (figure du chameau).
Le jeu est le moyen de retrouver en soi ce que
la vie quotidienne m a s q u e , un désir d e liberté et de frivolité, une volonté d'échapper a u x conditions moroses d e l'existence sociale
coercitive..
»
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