À quelles conditions une activité est-elle un travail ?
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«
[Introduction]
Tous les organismes vivants déploient des activités plus ou moins complexes, et diversifiées.
De l'animal qui construit son nid au
peintre élaborant son tableau, le champ des activités possibles est vaste.
Au point qu'il peut être intéressant de chercher à mieux
caractériser certaines d'entre elles en les reconnaissant comme constituant, au sens strict, des modes du travail.
À quelles conditions
une activité est-elle un travail ? Quels critères nous permettent de distinguer le simple fait d'être actif et d'effectuer une dépense
d'énergie, du fait de travailler ?
[I.
Activité animale, activités humaines]
Il est simple de considérer que l'activité, quelle qu'elle soit, s'oppose à la passivité : elle désigne ainsi l'utilisation du corps, le fait qu'il
est en contact plus ou moins direct avec des matières, et que les gestes accomplis obtiennent un résultat.
De ce point de vue, rien ne semble plus actif qu'une colonie de fourmis : elles s'agitent, transportent des brindilles ou des fragments de
végétaux, semblent parfois s'entraider pour franchir un obstacle, vont déposer leurs fardeaux en des lieux précis, etc.
Sans montrer
une effervescence comparable, de nombreux animaux effectuent un certain nombre de tâches qui favorisent leur survie — qu'il s'agisse
de construire un nid ou un barrage, de tisser une toile, ou de maçonner quelques galeries souterraines.
On affirme pourtant que les
animaux ne travaillent pas, et qu'ils n'agissent qu'en fonction de leurs déterminations instinctives.L'homme se distingue de l'animal de
nombreuses façons : il est doté d'une conscience, a le sens de la religion, est capable de pensée et de paroles, etc.
Il suffit de
considérer qu'il produit ses moyens d'existence pour le différencier radicalement de l'animal.
Produisant ses moyens d'existence, il
produit sa vie matérielle.
Le travail est une relation de l'homme à la nature, par rapport à laquelle l'homme joue lui-même le rôle d'une
puissance naturelle.
Utilisant son corps pour assimiler des matières, il leur donne une forme utile à sa propre vie.
Et modifiant la nature
extérieure, il modifie en retour sa propre nature et développe ses facultés par l'exercice du travail.
Les animaux, eux aussi,
"travaillent" lorsqu'ils accomplissent des opérations semblables à celles des artisans : l'araignée tisse sa toile comme un tisserand, et
l'abeille confectionne les cellules de sa ruche comme nul architecte ne saurait le faire.
"Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche." Le propre du
travail humain est d'être l'aboutissement de ce qui préexistait idéalement en lui.
Le travail n'est pas une simple transformation, un
changement de forme dans la matière naturelle, c'est la réalisation d'un but ou d'un projet dont on a préalablement conscience, et qui
constitue la loi de l'action à laquelle on subordonne durablement sa volonté.
Tout travail exige un effort, une tension constante de la
volonté, d'autant plus que le travail est moins attrayant, et que l'homme ne peut y réaliser ses forces génériques.
Marx souligne que le travail se définit essentiellement par la présence d'un projet, toujours absent
de la vie animale.
Ce qu'il qualifie d'« aspect primordial du travail » (qui concerne le préhumain)
correspond à un « mode encore instinctif ».
C'est ensuite que le travail authentique émerge,
lorsque l'homme conçoit d'abord un but à atteindre, et qu'il organise son activité pour atteindre ce
but.
Un tel but reste absent de l'activité animale, parce que l'animal est prédéterminé pour obtenir
ce qui lui convient sans avoir la possibilité de l'imaginer ou de se le représenter «
intellectuellement ».
D'où la formule célèbre : « Ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche ».
Le projet, la représentation du but détermine le comportement du
travailleur jusqu'à ce qu'il obtienne satisfaction.
Chez l'animal, l'activité est au contraire
déterminée par l'hérédité des instincts de son espèce, et c'est d'ailleurs pourquoi, si l'on crève ou
déforme la toile d'une araignée, elle continuera à la tisser comme si rien ne s'était passé, obtenant
alors un résultat totalement inefficace.
L'animal est incapable de corriger un échec partiel, alors
que le travail humain inclut une telle capacité : dans la mesure où il s'agit bien de réaliser un
projet, la réalisation finale doit être conforme à ce qui était prévu, et les accidents de parcours
entraînent des corrections dans le vrai travail.
[II.
Le travail comme activité transformatrice]
Toutefois, si le travail ne consistait qu'à transformer des matériaux naturels, on pourrait contester
la différence soulignée par Marx : après tout, les activités animales peuvent aussi modifier la
nature.
Mais le travail opère en réalité une transformation qui est double : en plus du milieu, il
transforme le travailleur lui-même.
Cette double transformation n'est pas soulignée par les philosophes de l'Antiquité, et il faut attendre les réflexions de Rousseau pour
qu'elle soit thématisée.
Lorsque Rousseau reconstitue l'histoire de la société, il commence par
signaler que l'apparition du travail s'accompagne d'une humanisation authentique, c'est-à-dire de
l'émergence progressive des qualités qui distinguent l'homme de l'animal : le travail, qui est pour
lui la conséquence des premiers regroupements, est contemporain de la formation du langage, des
sentiments, de la notion de propriété.
Aussi longtemps que l'homme de la nature a pu survivre en
profitant de ce que lui offrait la nature, il n'était pas encore doté des caractères de l'humanité
(solitaire, sans pensée ni langage, sans affectivité, etc.).
Par contre, la nécessité d'obliger la
nature à satisfaire ses besoins détermine des modifications dans l'homme lui-même.
Ultérieurement, c'est sans doute Hegel qui a le mieux analysé la portée de ces modifications.
Dans
sa « dialectique du maître et de l'esclave », il montre en effet que le travailleur, s'il est d'abord
soumis aux matières et à la volonté de l'autre, évolue grâce à son labeur : non seulement, il
s'enrichit en apprenant comment obtenir de la matière naturelle ce qu'il convient, mais surtout, il
accède à la seule liberté authentique qui, au lieu de rester abstraite et vide (comme celle du «
maître »), est une liberté qui prouve son efficacité en agissant.
À la fin de cette dialectique, le
travailleur a changé (involontairement sans doute, mais le bénéfice est pour lui) sa définition : il
devient capable d'humaniser le monde, et trouve dans cette humanisation la marque de sa propre
existence..
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